Pourquoi le vin est-il le plus souvent conservé dans des bouteilles teintées ?
Les festivités sont l’occasion d’ouvrir de bonnes bouteilles. Au plaisir de les boire succèdent, pour les esprits curieux, des interrogations sur la couleur de leur verre. Pourquoi les vins rouges sont-ils toujours conservés dans des bouteilles teintées ? Pourquoi, pour de nombreux rosés ou blancs secs, les bouteilles sont-elles plus souvent incolores, alors que ce n’est pas le cas du Champagne ? La sensibilité du vin à la lumière est au cœur du sujet. Ce n’est toutefois pas la seule raison.

Fig. 1. Collection de bouteilles exposées dans le Château du Clos Vougeot (Bourgogne). Les verres dont elles sont constituées sont diversement teintés (Photo prise par l’auteur et reproduite avec autorisation). © Bernard Valeur/Clos Vougeot
Les effets néfastes de la lumière sur le vin. Le « goût de lumière »
D’une façon générale, le vin ne supporte pas la lumière. Il contient en effet des substances sensibles à la lumière (notamment les anthocyanes et les tanins des vins rouges, les flavonols des vins blancs, la riboflavine, etc.) : l’absorption de lumière par ces composés provoque des réactions chimiques conduisant à des produits qui altèrent les propriétés organoleptiques (saveur, odeur…) et modifient la couleur. Les radiations de courtes longueurs d’onde, c’est-à-dire dans le bleu, le violet, et a fortiori dans l’UV, sont les plus énergétiques et donc les plus délétères.
Les vinificateurs connaissent bien le « goût de lumière » que prennent les vins effervescents – en particulier le Champagne –, ainsi que les vins blancs, lorsqu’ils sont exposés à la lumière. Cette jolie expression traduit en fait un vilain défaut : des arômes de chou provenant de composés soufrés. Quelques minutes d’exposition en plein Soleil suffisent pour qu’ils apparaissent ! De plus, l’intensité aromatique fruitée diminue. Le principal responsable : la riboflavine (vitamine B12)1 qui, sous l’action de la lumière, réagit avec des acides aminés comme la méthionine qui contient du soufre, ce qui donne des produits nauséabonds à odeur de soufre, principalement le méthanethiol (ou méthylmercaptan).
Bien d’autres altérations du vin par la lumière peuvent se produire. Voyons maintenant comment le verre des bouteilles peut assurer une protection.
Des verres teintés pour protéger… et aussi pour séduire
Le verre ordinaire dont sont constituées les bouteilles absorbe en grande partie les UV et protège donc le vin de ce rayonnement particulièrement néfaste. En outre, pour assurer une protection contre la lumière bleue (et violette), les verres doivent être teintés. Le vert et l’ambre sont les couleurs les plus répandues. À épaisseur égale, les verres de couleur ambre assurent une protection plus efficace que les verres traditionnels dont la couleur est un vert tirant sur le jaune, communément appelé « vert bouteille ». Toutefois, il est possible d’obtenir une protection presqu’équivalente à celle des verres ambrés si l’épaisseur atteint 5 mm.
Les fabricants d’emballages en verre proposent aux vignerons et aux négociants une grande variété de bouteilles avec une palette de couleurs qui ne se limite pas au vert et à l’ambre (Fig. 2). La protection contre les effets de la lumière n’est pas la seule motivation. L’objectif est aussi de séduire le consommateur. Par exemple, Verallia propose les couleurs suivantes : brun, cannelle, vert, feuille morte, bleu, noir.2 La couleur du verre est aussi affaire de marketing !

Fig. 2. Bouteilles en verre de diverses couleurs fabriquées par la société Verallia. Source : réf. 2.
Comment colorer un verre ?
Les bouteilles en verre sont fabriquées à partir du sable (constitué essentiellement de silice) que l’on mélange avec du carbonate de sodium et du calcaire (carbonate de calcium) qui facilitent la fusion de la silice. À titre d’exemple, dans le procédé employé par Verallia, leader mondial de l’emballage en verre, du calcin (verre brisé provenant des déchets de fabrication, de la collecte sélective des déchets, ou des conteneurs de recyclage) est mélangé à d’autres matières premières complémentaires : 71% de sable, 14% de carbonate de sodium, 11% de calcaire et 4% de constituants divers destinés à colorer le verre.3
Le verre obtenu est de type sodo-calcique. Sa coloration est le plus souvent due à des espèces métalliques absorbant dans le visible et non par des pigments qui, en revanche, sont utilisés pour conférer aux émaux leurs couleurs. Les espèces métalliques dans le verre sont essentiellement des ions des métaux de transition4. Selon leur nature, leur état d’oxydation et leur environnement au sein de la matrice, la couleur est différente5,6 (voir tableau).

Tableau recensant les éléments de transition conférant une coloration au verre.6
Les bouteilles de couleurs verte et ambre, les plus répandues, se déclinent en diverses nuances qui proviennent de la présence de fer dans ses deux états d’oxydation en proportions différentes : bleu-vert et jaune respectivement dans les états d’oxydation II et III.7
Du verre incolore pour des vins consommés rapidement… mais pas seulement
Un verre incolore n’est pas obtenu en s’abstenant d’ajouter des composés destinés à la coloration. Dans ce cas, le verre est en effet bleu-verdâtre en raison des d’impuretés présentes dans le sable, essentiellement des composés du fer. Pour obtenir un verre incolore, une méthode connue depuis longtemps consiste à ajouter au mélange vitrifiable du dioxyde de manganèse (appelé autrefois « savon des verriers) qui oxyde le fer(II) en fer(III) ayant un pouvoir de coloration bien moindre. Les oxydes d’arsenic ou d’antimoine remplissent la même fonction.
En général, les vins rosés et les vins blancs devant être consommés rapidement sont conservés dans des bouteilles en verre incolore qui offrent la possibilité d’apprécier d’emblée la robe du vin dont la couleur est riche d’informations. En particulier, la couleur des vins rosés se décline dans une très large palette de nuances.8

Fig. 3. Les vins rosés offrent une riche palette de couleurs que l’on peut apprécier à travers le verre incolore des bouteilles. Source : toutluniversculinaire.com
Pour les vins blancs de garde, des bouteilles en verre teinté sont préférables. Il existe toutefois des exceptions notables (Fig. 4) pour lesquelles la conservation à l’abri de la lumière est néanmoins de rigueur.

Fig. 4. Cette bouteille de 1902 (Sauternes) a été adjugée 10 660 € en 2020 à l’Hôtel des ventes de Senlis. Le verre incolore de la bouteille permet d’apprécier la couleur ambrée caractéristique d’un vin blanc de garde qui a été conservé pendant une longue période (à l’abri de la lumière évidemment).
Dans de nombreux magasins, on peut voir des bouteilles exposées à la lumière ambiante (parfois en vitrine !) pendant de longs mois… Les effets de la lumière sont toutefois réduits si l’éclairage est adéquat, c’est-à-dire à base de lampes pauvres en lumière bleue. C’est le cas des lampes à incandescence, mais comme elles sont désormais interdites à la vente, il faut choisir des LED dont la composante bleue est réduite (température de couleur de 2700 K)9. Ce choix d’éclairage vaut bien sûr pour les caves où le vin est conservé. Elles ne doivent être éclairées qu’occasionnellement et à un faible niveau d’intensité.
Quelle que soit la couleur du verre, « l’âme du vin chante dans les bouteilles » (Charles Baudelaire, L’âme du vin, Les fleurs du mal, 1857).
Références et notes
1Le spectre d’absorption de la riboflavine possède une bande dont le maximum se situe dans le bleu (445 nm). La lumière bleue est susceptible de déclencher une réaction pbotochimique, notamment avec la méthionine donnant du méthanethiol qui a une odeur de chou.
3Les étapes de fabrication du verre. Verallia
4Les métaux de transition inclus dans le verre (voir tableau dans le texte) possèdent tous une sous-couche électronique 3d insaturée. Dans l’atome isolé, les niveaux d’énergie des cinq orbitales 3d sont identiques. Il n’en est plus de même dans un verre car les électrons 3d sont soumis au champ électrostatique créé par les ions voisins du réseau, souvent l’anion oxygène. Il apparaît alors des transitions électroniques dans le domaine visible, responsables de la couleur.
5L’absorption dans le visible par les ions des métaux de transition inclus dans le verre des bouteilles de vin est due aux deux phénomènes suivants :
- Les transitions électroniques entre deux niveaux d’énergie déterminé par le champ cristallin imposé par l’environnement chimique des cations.
- Le transfert de charge entre le cation et l’anion, ce dernier étant l’oxygène ou parfois le soufre, ou bien le sélénium.
Pour plus de détails, voir réf. 6.
6M.-H. Chopinet et al., « L’importance des phénomènes d’oxydo-réduction dans le verre », C. R. Chimie, vol. 5, pp. 939-949, 2002. https://doi.org/10.1016/S1631-0748(02)01455-8
7Dans un verre ambre, le fer(II) représente 80 % du fer total (voir réf. 6).
8 G. Masson et al.,« Panorama des vins rosés du monde », Centre du Rosé
9Voir le billet du 19.10.2018 : Couleur et température : une relation particulière… et paradoxale.