Quand le cerveau hésite à nommer les couleurs

Sur la planche ci-dessous, lisez rapidement les noms de couleurs. Bien que chaque mot soit écrit avec une encre d’une couleur différente de celle que ce mot signifie, vous n’avez aucune hésitation, n’est-ce pas ? Puis, donnez le plus rapidement possible le nom de la couleur de l’encre avec laquelle le mot est écrit, et non pas le mot lui-même : par exemple, la couleur de l’encre bleue pour écrire le mot vert. Si vous avez alors besoin de davantage de temps que précédemment, soyez rassuré, c’est parfaitement normal. Comment explique-t-on un tel « frein » de notre cerveau lors de ce test, appelé test de Stroop ? Existe-t-il d’autres freins dans des situations différentes ? Quelle zone du cerveau est impliquée ?

Le test de Stroop consiste à nommer le plus rapidement possible les couleurs des encres avec lesquelles les mots sont écrits et non pas de lire ces mots.

L’effet Stroop : un exemple d’inhibition cognitive

Au cours du test de Stroop1,2, décrit ci-dessus, notre cerveau doit inhiber le processus automatique de la lecture afin de se concentrer sur la couleur de l’encre. Il est donc normal que le temps de réaction soit plus long.

Remarquons que les adultes illettrés, ainsi que les enfants qui n’ont pas encore appris à lire, n’éprouvent aucune difficulté à réaliser rapidement ce test car, ne sachant pas lire, ils n’ont pas besoin d’inhiber le processus automatique de lecture.

Et que conclure lorsqu’une personne (lettrée) se trompe fréquemment lors de ce test, c’est-à-dire lorsque la plupart du temps elle lit aussitôt le mot au lieu de donner la couleur de l’encre ? Des études par imagerie (IRM fonctionnelle) permettent de localiser dans le cerveau le point de départ du processus d’inhibition : une personne qui se trompe souvent souffre d’une lésion du cortex frontal droit.

En neurosciences, l’effet Stroop est un bel exemple d’interférence entre une tâche principale (identifier la couleur pour la nommer) et un processus cognitif interférant (lecture automatique d’un mot). Ces deux fonctions cognitives sont activées simultanément mais le cerveau est capable d’inhiber l’une d’elles. On parle alors d’inhibition cognitive.

Le cerveau droit au centre de toutes les attentions

Dans d’autres circonstances, le cerveau est capable de manifester d’autres « freins », c’est-à-dire d’autres capacités de contrôle inhibiteur. Globalement, on distingue:

  • L’inhibition cognitive, évoquée ci-dessus, qui désigne l’arrêt ou le retard de processus mentaux (l’effet Stroop en est un exemple).
  • L’inhibition motrice qui se traduit par l’arrêt plus ou moins temporaire de l’activité motrice. Elle intervient par exemple lors d’une menace (elle peut provoquer notre immobilisation immédiate en cas de danger, ou l’immobilisation d’un animal sous l’effet de la peur).
  • L’inhibition de réponse qui se révèle par l’arrêt ou le retard de réactions comportementales spontanées mais inappropriées.
  • L’inhibition de retour qui se produit lorsqu’on suscite l’attention lors de retours répétés au même endroit ; dans ce cas, notre réponse est ralentie hors du contrôle conscient.

La description de ces trois dernières inhibitions dépasse le cadre de ce billet. Signalons néanmoins que des parties distinctes du cerveau sont à l’origine de toutes les inhibitions mais qu’elles appartiennent toutes au cerveau droit.

« Et si le cerveau droit était la clé de l’attention ? » questionne pertinemment Paolo Bartolomeo dans son passionnant ouvrage2 qui précisément s’intitule Penser droit ! et fait l’éloge des potentialités du cerveau droit : « les ‘vrais’ talents du cerveau droit composent un paysage d'une richesse insoupçonnée et fondent une large part de notre humanité ».

Références et notes

1Le test de Stroop doit son nom à John Ridley Stroop, psychologue américain qui découvrit cet effet en 1935. Les trois phases de ce test sont décrites ici.

2P. Bartolomeo, Penser droit, Flammarion, 2020.

 


2 commentaires pour “Quand le cerveau hésite à nommer les couleurs”

  1. Jean-Marc Frigerio Répondre | Permalink

    Je montre ce test à l'occasion d'un cours sur la couleur tous les ans depuis des années à des étudiants et j'ai remarqué une différence significative pour les étudiants dont le français n’est pas la langue natale même s’ils le parlent parfaitement et sont totalement bilingues, ils sont beaucoup plus rapides et font moins d’erreurs, comme si ils pouvaient plus facilement « débrancher » la lecture du français que ceux dont c’est la langue natale. Une explication ?

    • Bernard Valeur Répondre | Permalink

      Merci pour ce commentaire très intéressant. J’ai consulté Paolo Bartolomeo, auteur du livre cité dans ce billet. Voici sa réponse :

      Une réduction de l’interférence Stroop (c’est à dire le “coût” en temps de dénomination de la couleur de l’encre d'un mot qui désigne une couleur différente) est en effet attendue quand les mots sont écrits dans une langue différente de la langue dominante. Cependant, les études ne montrent pas toutes cette réduction d’interférence, qui pourrait être liée aux rapports entre les deux langues (deuxième langue apprise plus ou moins tôt, degré de compétence et de pratique de la lecture dans chaque langue, etc.).

      On peut imaginer au moins deux raisons possibles pour une telle réduction d’interférence :
      1. Le traitement d’un mot dans une deuxième langue est moins “automatique” que dans la langue dominante. En termes cognitifs, l’activation en lecture de l’entrée lexicale (le mot dans notre dictionnaire mental) serait moins efficace, ce qui laisserait plus d’espace au traitement de la couleur de l’encre.
      2. Il a été proposé les personnes bilingues auraient un meilleur contrôle cognitif en général, car ils doivent continuellement choisir quelle langue utiliser, et inhiber activement l’autre langue. Cette idée est toutefois contestée dans certaines études qui n’ont pas retrouvé ce phénomène d’une façon statistiquement robuste.

      Cette question reste donc l’objet de discussions. Les variables impliquées (temps de réaction, avec leur variabilité individuelle) rendent difficile l’étude chez un individu donné. Il faut que les études soient bien contrôlées : elles doivent comparer des groupes, ce qui pose un autre problème, celui de l’homogénéité des individus dans chaque groupe (âge d’apprentissage de chaque langue, etc). C’est sans doute pour cette raison que les données de la littérature ne sont pas concordantes.

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