Questions de goûts et de couleurs : le thé

L’homme boit du thé depuis plus de 5000 ans et c’est de nos jours la boisson la plus bue au monde, l’eau mise à part. Noir, rouge, vert, blanc, jaune… les thés se déclinent en diverses couleurs. Pourtant, tous les thés sont produits à partir des feuilles d’un même arbuste, appelé théier (Camellia sinensis), appartenant à la famille des Théacées. En fait, les couleurs (Fig. 1), de même que les saveurs, varient selon les traitements que les feuilles ont subi avant stockage. Tout est affaire d’oxydation et de fermentation :1 selon les procédés, l’oxydation est plus ou moins avancée, et elle est couplée ou non à une fermentation. Les divers composés aromatiques ainsi produits sont responsables d’arômes, de couleurs et de saveurs spécifiques.

Fig. 1. Les principaux types de thé. Crédits (de gauche à droite et de bas en haut) : Quirille, André Helbig, Yongxinge, Difference Engine, MASA, Ultratomio, André Helbig, Cosmin Dordea / Creative Commons

Dans ce qui suit, le mot « thé » s’appliquera exclusivement aux infusions de feuilles de théier. Signalons cependant qu’en chinois, le mot chá qui signifie « thé » désigne en fait toute sorte d’infusion et pas seulement celle des feuilles de théier. Par exemple, pour les chinois, l’infusion de feuilles de chrysanthème est du thé de chrysanthème.

Que contient le thé ?

La composition des feuilles de thé dépend du cultivar (variété obtenue artificiellement, sélectionnée et cultivée pour ses caractéristiques spécifiques), mais aussi du terroir, du climat local, de la date de cueillette. Cette composition est ensuite modifiée par les transformations déjà mentionnées (oxydation, fermentation) que l’on fait éventuellement subir aux feuilles de thé (voir ci-dessous).

Les feuilles de thé fraîches ont une composition extrêmement complexe2 : elles contiennent de l’ordre de 2000 constituants, notamment des flavonoïdes [flavones, flavonols (ex. : quercétine, kaempférol), flavanone, isoflavone, flavanols (principalement des tanins de type catéchines), théaflavines, chalcones, anthocyanes, anthraquinones, etc.], des pigments [chlorophylles et caroténoïdes, en plus des flavonoïdes], des alcaloïdes [caféine3, théophylline, théobromine], des sucres [glucose, fructose, saccharose], des acides-phénols [acide gallique, acide caféique, etc.], des acides aminés, des vitamines, des métaux, etc.

En ce qui concerne les constituants du thé infusé, les polyphénols (essentiellement sous forme de flavonoïdes, recensés ci-dessus) méritent une attention particulière en raison de leur pouvoir antioxydant bénéfique pour la santé. En effet, les antioxydants limitent le vieillissement cellulaire en captant les radicaux libres.4 Des études épidémiologiques suggèrent que le thé a un effet protecteur vis-à-vis des cancers, des maladies cardiovasculaires et des maladies neurodégénératives. Toutefois, toutes les infusions de thé n’ont pas le même pouvoir antioxydant parce que les transformations subies par les feuilles en ont modifié les teneurs en composés antioxydants.5 En outre, ces transformations influent sur les couleurs et les saveurs des thés.

Le thé vert : non oxydé

Le thé vert est le plus consommé en Asie (Chine, Japon, Corée…) et devient de plus en plus populaire dans les pays occidentaux. Il se caractérise par une absence d’oxydation. En effet, après récolte, les feuilles sont immédiatement torréfiées ce qui détruit les enzymes des cellules végétales qui catalysent les réactions d’oxydation. Après roulage6 et dessication7, les feuilles se déplient lors de l’infusion dans une tasse en conférant une couleur vert-jaune (Fig. 1).

Dans le thé vert, comme dans les feuilles fraîches, les flavonoïdes sont à 80 % sous forme de flavanols, et plus précisément, de catéchines (sous-famille des flavonoïdes). Ce sont des tanins, responsables de l’astringence, qui sont rapidement extraits lors de l’infusion. C’est pourquoi, il est recommandé de limiter la durée d’infusion pour éviter un excès d’astringence.

Il existe également un thé vert en poudre, une spécialité japonaise appelée matcha (Fig. 2). Il est obtenu par un broyage très fin de jeunes feuilles de thé, séchées à plat (pour limiter les risques d’oxydation). Selon la tradition, pour être consommée, la poudre est mélangée à de l’eau chaude avec un fouet à matcha, appelé chasen, constitué d’une seule pièce de bambou (Fig. 2).

Fig. 2. Le thé matcha est un thé vert en poudre. Le fouet destiné à disperser la poudre dans de l’eau chaude est appelé chasen. Crédit : dungthuyvunguyen / Wikimedia Commons

Les feuilles de thé sont donc totalement ingérées et l’apport en antioxydants est ainsi très supérieur à celui d’un thé infusé habituel. En outre, la poudre étant issue de feuilles jeunes, la teneur en acides aminés est importante, ce qui confère une saveur dite umami. Cette dernière désigne le goût procuré par l’acide aminé L-glutamate et les 5’-ribonucléotides (comme la guanosine). Le groupe terminal carboxylate du glutamate est en effet détecté par les récepteurs gustatifs de la langue.

Thé noir ou thé rouge chinois : totalement oxydé

La dénomination de thé noir prête à confusion. En effet, en Europe, l’appellation « thé noir » vient de la couleur des feuilles après transformation (qui sont en réalité brun-noir), alors qu’en Chine le « thé noir » désigne un thé spécifique (voir section suivante). Le thé que nous qualifions de « noir » est appelé par les chinois « thé rouge » en référence à la couleur rouge sombre de l’infusion (Fig. 1).

La couleur brun-noir des feuilles résulte d’une oxydation presque totale grâce à la catalyse des réactions d’oxydation par les enzymes libérées lorsque les feuilles sont roulées, froissées ou coupées (brunissement enzymatique)8. En particulier, l’oxydation des cathéchines conduit aux théaflavines qui confèrent au thé noir infusé un reflet doré et une saveur astringente.2 Puis, les théaflavines sont elles-mêmes partiellement oxydées en donnant des théarubigines qui apportent la couleur brun-rouge et un goût riche. Ces deux types de composés ne sont en principe pas présents dans le thé vert qui, lui, n’est pas oxydé.

Signalons au passage que le « thé rouge rooibos » n’est en fait pas un vrai thé car c’est l’infusion des feuilles d’un arbuste qui appartient à la famille des légumineuses et ne pousse qu’en Afrique du Sud.

Le thé noir chinois : post-fermenté

La dénomination « thé noir » en Chine s’applique à un thé qui a subi une post-fermentation. L’exemple le plus connu est le Pu-erh9 (Fig. 1) pour lequel deux procédés de fabrication conduisent, soit au thé cru (méthode traditionnelle), soit au thé cuit (méthode moderne).

La méthode traditionnelle consiste à interrompre l’oxydation des feuilles par torréfaction, puis ces dernières sont compressées et conservées dans des caves durant une longue période pour favoriser la fermentation (par des moisissures, des levures et des bactéries) faisant naître de subtiles saveurs très recherchées. Le thé cru ainsi produit est un thé haut de gamme.

Selon la méthode moderne, mise en œuvre à partir des années 1970, les feuilles sont, après torréfaction, étalées, aspergées d’eau et recouvertes d’une bâche sous laquelle l’atmosphère chaude et humide accélère la fermentation. Cette dernière est interrompue par un séchage à 90 °C. Le thé cuit obtenu ainsi plus rapidement développe des arômes nettement différents de ceux d’un thé cru.

Thé Oolong et thé bleu

Spécialité chinoise et taïwanaise, le thé Oolong est intermédiaire entre le thé vert (non oxydé) et le thé noir (entièrement oxydé) : le taux d’oxydation se situe entre 12 % et 70 %. La couleur des feuilles tire sur le bleu-vert lorsqu’elles sont faiblement oxydées (Fig. 1). C’est pourquoi l’appellation locale en chinois est qïngchá, qui signifie « thé bleu-vert ». Il va de soi que couleur et saveur de l’infusion s’apparentent à celle du thé vert lorsque le taux d’oxydation est faible, et à celle du thé noir lorsqu’il approche 70 %. Il a été montré que ces thés ont un goût qui dépend du lieu de récolte.10 En outre, leurs arômes et la couleur de l’infusion varient selon la température de torréfaction qui ne doit pas dépasser 80 °C pour les thés de haute qualité.11

Pour obtenir une infusion dont la couleur est réellement bleue et néanmoins naturelle, un procédé classique consiste à assembler les feuilles de thé avec les pétales d’une fleur bleue : le pois bleu papillon (Clitoria ternatea) (Fig. 3).

Fig. 3. La couleur bleue de ce thé résulte de l’assemblage de feuilles de thé avec les pétales de fleurs de pois bleu papillon. Crédit : Tanya May / Wikimedia Commons

Le thé blanc : le plus naturel

De tous les thés, c’est le thé blanc le plus naturel, et sa couleur est la plus claire ; il est même quasiment incolore. Ce thé est préparé à partir de jeunes feuilles et de bourgeons récoltés une fois par an dès que les bourgeons commencent à s’ouvrir. Séchés à l’air libre sur de grands treillis en bambou, bourgeons et feuilles s’oxydent légèrement (10 à 20 %), mais seulement en surface. Le thé blanc se distingue donc du thé vert qui, lui, n’est pas oxydé. Autre distinction : l’absence de torréfaction et de roulage6, les seules transformations étant le flétrissage12 et la dessication7.

Plus rafraîchissant que les autres thés, les infusions de thé blanc se préparent à relativement basse température (de 30 à 70 °C). Son goût est léger… mais pas son coût, car il s’agit d’un thé d’exception.

Le thé jaune : impérial !

D’origine chinoise, le thé jaune est le plus rare des thés. Seuls les bourgeons (ou les bourgeons associés chacun à la première feuille) sont utilisés pour leur production, ce qui explique sa rareté… et son prix ! Il est connu en Chine sous le nom de thé impérial. Préparé de façon analogue au thé vert, il subit en outre une légère fermentation à l’étouffée (vers 50 °C). Puis, après flétrissage12, torréfaction et roulage6, les bourgeons (et les feuilles) sont placés en atmosphère humide (taux d’humidité de 80-90 %). Enfin, une légère dessication7 complète le procédé. Le thé jaune doit sa couleur à l’action conjointe de la chaleur et de l’humidité qui fait jaunir les bourgeons et les feuilles.

Les thés aromatisés… et colorés artificiellement

Un thé dont la saveur a été modifiée par ajout d’arômes tels que le jasmin, la bergamote, etc. est appelé thé aromatisé. Le thé Earl Grey (aromatisé à la bergamote), le thé vert au jasmin, le thé vert à la rose et le thé à la menthe sont des exemples bien connus. Bien d’autres aromatisations sont possibles : fruits rouges, pêche, fruits exotiques, caramel, cannelle, etc. Il y en a pour tous les goûts. Comme vous pourrez le constater sur les étiquettes, ces thés sont colorés artificiellement.

En résumé, les couleurs et les saveurs des thés dépendent des transformations opérées sur les feuilles de thé. Il en est de même de leurs bienfaits dus à leur pouvoir antioxydant. Les thés blancs et verts possèdent un taux élevé en polyphénols (principalement sous forme de catéchines) et ont, de ce fait, un pouvoir antioxydant plus fort que ceux des autres thés. Nous avons vu que, lors de la production du thé noir, les catéchines sont oxydées en théaflavines et théarubigines, mais il a été prouvé que ces composés possèdent néanmoins un bon pouvoir antioxydant.5 Les bienfaits du thé sur la santé sont réels mais il ne faut pas croire pour autant tout ce qu’avancent les revendeurs qui n’hésitent pas à énumérer d’innombrables bienfaits et promettent la Lune pour accroître leurs ventes. Les proverbes sur le thé, qui ne manquent pas non plus, lui confèrent la noblesse des grands breuvages : « le chemin du paradis passe par une théière » (proverbe anglais), « la sagesse de tout l’univers se trouve dans une tasse de thé » (proverbe Touareg).

Références et notes

1R. Haumont, Les couleurs de la cuisine, Dunod, 2018, pp. 61-64.

2Les études de la composition chimique des feuilles de thé, comme de leur infusion, ont débuté il y a seulement quelques décennies, lorsque les techniques chromatographiques ont pris leur essor. Voir : A. Y. Yashin et al., « Determination of the composition of tea by chromatographic methods: A review », Journal of Food Research, vol. 4, pp. 56-87, 2015. Article consultable ici.

3Caféine et théine sont un seul et même composé : il s’agit d’un alcaloïde appartenant à la famille des méthylxanthines. La différence de nom vient de sa découverte séparément dans le café (en 1819 par Friedlieb Runge) et dans le thé (en 1927 par Alphonse Oudry). En 1838, on réalisa qu’il s’agissait du même composé.

4Voir le billet du 25.06.2019 « Manger coloré, c’est bon pour la santé ! »

5K. M. Kaori, « Antioxidant capacity of different types of tea products », African Journal of Biotechnology vol. 6 (19), pp. 2287-2296, 2007. Article consultable ici.

6Le roulage est l’étape qui suit le flétrissage12. Il se fait de façon mécanique (à l’aide d’une rouleuse). Il est effectué en général dans le sens de la longueur de la feuille, mais parfois en boule (thé Oolong, thé rouge).

7La dessication ou séchage est destiné à réduire le taux d’humidité à 2-3 % afin de stopper l’oxydation. Il est réalisé, soit en insufflant un courant d’air chaud, soit par une exposition au Soleil.

8S. Bouquelet, « Le brunissement enzymatique », Cours de l’université de Lille, Sciences et Technologies. Document consultable ici.

9Le thé Pu’erh, doit son nom à la ville de Pu’erh appartenant à la province chinoise de Yunnan et située sur l’ancienne route des thés reliant Yunnan au Tibet.

10C. Wang et al., « Oolong tea made from tea plants from different locations in Yunnan and Fujian, China showed similar aroma but different taste characteristics », SpringerPlus 5:576 DOI 10.1186/s40064-016-2229-y, 2016. Article consultable ici

11I-Ming Juan, « Effects of Different Roasting Temperature on Flavor and Quality of Oolong Tea (Tong-Tin Type) », International Journal of Tea Science, vol. 1(2&3), 2002. Article consultable ici.

12Le flétrissage est l’opération qui suit la cueillette. Elle a pour objectif de faire perdre de l’eau aux feuilles de thé afin de les ramollir. Rendues ainsi plus malléables, elles seront ensuite plus facile à rouler. Le flétrissage est réalisé en laissant les feuilles sécher en plein air (méthode traditionnelle) ou en faisant passer un courant d’air sur les feuilles étalées sur des claies (méthode industrielle).

 

 

 

 


5 commentaires pour “Questions de goûts et de couleurs : le thé”

  1. severine Répondre | Permalink

    Merci pour cette description des différentes variantes du thé, je savourerai ma prochaine tasse de façon plus éclairée !
    Une question que je me pose : sait on quel est le rôle des différents composés chimiques du thé pour la plante dans la nature ? Et y-a-il eu une sélection des plantes par l'être humain au cours de l'histoire afin de développer telle ou telle caractéristique ?
    Merci ;

    • Bernard Valeur Répondre | Permalink

      Merci pour votre commentaire.
      Le théier faisant partie des végétaux verts, les chlorophylles sont indispensables à la photosynthèse sans laquelle ces végétaux ne pourraient croître ; les caroténoïdes y participent dans une moindre mesure. Les caroténoïdes et les flavonoïdes, de même que les acides-phénols, ont un pouvoir antioxydant qui protège la plante contre les radicaux libres. La caféine et autres alcaloïdes agissent comme insecticides naturels. Les métaux, sous forme de cations, ainsi que les vitamines, sont impliqués dans de nombreux mécanismes biochimiques chez tous les êtres vivants. Etc.
      Quant à la sélection des théiers, elle est analogue à celle de la vigne. De même que les vins sont issus des raisins de l’espèce Vitis vinifera, les thés sont produits à partir des feuilles de l’espèce Camellia sinensis. Depuis longtemps, l’homme a procédé à des sélections et à des hybridations, et dans les deux cas, il existe plusieurs variétés sélectionnées et cultivées pour leurs caractéristiques spécifiques (cultivars). Ainsi, certains cultivars donnent plus facilement un thé noir, et d’autres, un thé vert. L’arôme est également un critère de sélection.

  2. Rémi Suinot Répondre | Permalink

    Bonjour,
    Est ce qu'il est possible de faire pousser du thé chez nous en Europe ?
    (Pas industriellement, juste pour soit)

    J'ai appris au moins qu'il y a de la théophylline, on devrait recommander aux asthmatiques...

    Cordialement.

    • Bernard Valeur Répondre | Permalink

      La croissance du théier nécessite chaleur et humidité. C’est pourquoi il est cultivé dans les pays tropicaux et subtropicaux. À ma connaissance, toutes les tentatives de culture industrielle du théier en Europe ont échoué. Toutefois, la croissance de cet arbre étant optimale à des températures de 20 à 30 °C, vous pouvez faire un essai de culture chez vous, en pot ou en jardinière, dans une véranda par exemple. Sachez que le sol doit être légèrement acide (pH idéalement compris entre 4,5 et 6,5). Un mélange de terre de bruyère et de terre de jardin convient donc bien. La production sera limitée mais vous aurez la satisfaction de boire votre propre thé !

      Quant à la théophylline, elle a longtemps été utilisée dans le traitement de l’asthme, mais en raison de ses effets indésirables (en particulier cardiaques), elle est désormais remplacée par des corticoïdes inhalés à faible dose et des bronchodilatateurs bêta-2 mimétiques. Il n’y a donc pas lieu de recommander aux asthmatiques de boire beaucoup de thé.

Publier un commentaire