Comment la langue devint (un peu) structurée ?
Un jeu de téléphone arabe aide à étudier l’évolution de la culture dans un laboratoire
L'article (en anglais) décrivant l'expérience de Vera Kempe et Douglas Forsyth est accessible librement jusque fin janvier 2015 à cette adresse.
Les constructions culturelles humaines — notamment les langues — disposent souvent de régularités frappantes. La grammaire, par exemple, malgré ses nombreuses exceptions, permet de donner une image de notre langue en un (relativement) petit nombre de règles. Pourtant, la grammaire a été inventée après coup, pour rendre compte de la réalité d’une langue dont les développements sont plus ou moins aléatoires, résultant de la participation de tous, et cela de manière erratique.
On s’attend à ce que les linguistes et les anthropologues soient à l’avant garde de la recherche pour comprendre comment des structures peuvent ainsi émerger à partir d’une construction commune a priori chaotique, et c’est le cas. Mais les psychologues aussi ont abordé la question, ce qui a permis d’étudier "en laboratoire" certaines composantes de la psychologie humaine (et animale) qui, sans doute, sont à la base de l’émergence des structures.
L’idée est au fond très simple : si la structure émerge dans les langues, c’est parce que la langue est transmise, de génération en génération. Au cours de cette transmission, les éléments qui brisent la structure (les exceptions) sont moins bien rappelés. Ils sont alors plus souvent ignorés et tombent en désuétude, ou bien se trouvent parfois modifiés pour mieux coller à la structure globale de la langue. Il y a donc deux hypothèses dans cette théorie : d’une part, ce qui est peu structuré, autrement dit complexe, est plus difficile à retenir et à transmettre. D’autre part, en cas d’erreur ou de modification dans la transmission, on va de préférence vers une simplification, c’est-à-dire vers plus de structure.
Pour vérifier ces hypothèses, des psychologues ont utilisé un jeu de "téléphone arabe" (ou transmission réitérée), qui a l’avantage d’augmenter au fil du temps les petites erreurs de transmission. Une fausse langue rudimentaire est enseignée à une première personne, qui la transmet ensuite à une deuxième. La deuxième la transmet à une troisième, etc. En étudiant ce qui se produit le long de cette chaîne de transmission, on montre que les messages (souvent en partie faux) sont à la fois de plus en plus réguliers, et de mieux en mieux rappelés : une fois le message simplifié, il n’y a plus d’erreurs de transmission ou presque, et on aboutit à une forme stable.
La grosse difficulté avec ces expériences, c’est qu’on ne peut évidemment demander aux participants de retenir qu’un tout petit nombre de mots, et la fausse langue qu’on leur demande d’apprendre reste vraiment rudimentaire. Pour étudier des patterns un peu plus riches, une idée est d’utiliser des grilles sur lesquelles il faut placer des jetons noirs : une première personne voit un arrangement aléatoire de jetons sur la grille, puis doit reproduire cette configuration. On montre alors ce que cette première personne a fait à une seconde personne, qui doit la reproduire, etc.
Nous avons réalisé une telle expérience sur des enfants et des adultes à l’Université d’Abertay avec Vera Kempe et Douglas Forsyth. Les chaines de transmission sont bien, comme prévu par la théorie, de plus en plus faciles à retenir (le taux d’erreurs baisse régulièrement), et cela de la même manière pour les adultes et les enfants (de 5 à 8 ans). De même, on observe bien une baisse de la complexité des images produites par les participants, mais avec cette fois-ci une différence entre les adultes et les enfants : chez les enfants, l’apparition des régularités est beaucoup plus rapide que chez les adultes. La figure en tête de ce billet donne deux exemples montrant bien cette évolution.
Ce résultat rejoint une idée connue sous le nom de ‘moins c’est plus’ (less-is-more) : parce que les enfants ont des ressources mentales plus limitées que les (jeunes) adultes, ils ont besoin que les structures soient plus simples, et sont les principaux acteurs de l’émergence de la structure, notamment dans la langue. Paradoxalement, leurs ressources limitées sont un avantage pour l’apprentissage des langues mais aussi pour l’émergence des régularités.
Cette théorie est surtout appliquée à la langue, mais d’autres objets culturels, comme les rumeurs, peuvent également être étudiés de cette manière. Gérald Bronner parle du "marché des croyances", et montre que celles-ci sont, au fil du temps, sélectionnées ou transformées, tout comme l’est la langue, ce qui peut aussi s’interpréter dans le cadre de la transmission itérée.
Références
- Bronner, G. (2010). Le succès d'une croyance. L'Année sociologique, 60(1), 137-160.
- Cladière, N., Smith, K., Kirby, S., & Fagot, J. (2014). Cultural evolution of a systematically structured behaviour in a non-human primate. Proceedings of the Royal Society B, 281, 20141541.
- Jacquemont, G. (2014). La culture cumulative n’est pas le propre de l’homme. Pour la Science.
- Kempe, V., Gauvrit, N., Forsythe, D. (2015). Structure emerges faster during cultural transmission in children than in adults. Cognition, 136, 247-254. doi:10.1016/j.cognition.2014.11.038
- Kersten, A. W., & Earles, J. L. (2001). Less really is more for adults learning a miniature artificial language. Journal of Memory and Language, 44(2), 250- 273.
Encore un article très bien vulgarisé qui met la science à portée de tous. Les langues, mortes et vivantes, me fascinent. J'aime le fait qu'elles aient chacune des spécificités et qu'elles évoluent.
Merci 🙂