La foutaise : un sujet de recherche prometteur
Des chercheurs se penchent sur la perception des foutaises (bullshit)
Une phrase telle que
La maladie est une des conséquences d’une dysharmonie dans la fractalité des énergies au milieu du réseau corporel
a des effets variables sur les lecteurs. Certains y verront l’expression d’une vérité profonde délicatement suggérée ; une vérité tellement insondable qu’elle semble obscure. D’autres, à l’inverse, détecteront ici un exemple de foutaise mimant la profondeur, artificiellement complexe pour masquer sa vacuité.
En l’occurrence, cette formule fut créée par un générateur automatique de foutaises, le blablator. Il s’agit donc bien d’un énoncé creux ne donnant que l’illusion de la profondeur à certains lecteurs. Cette illusion, les zététiciens la nomme effet puits, selon l’aphorisme "plus c’est creux, plus on a l’impression que c’est profond". Dan Sperber l’appelle quant à lui effet gourou. Mais il s’agit bien du même phénomène : un discours qui n’a pas de sens (ou un sens banal) semble profond parce qu’il est obscur.
L’exemple ci-dessus est artificiel, mais vous aurez peut-être reconnu dans cette invention le style ouvragé de plusieurs de nos grands penseurs. Lacan, par exemple, n’a-t-il pas écrit moult sibyllines considérations de ce type ? Face à elles, certains oscillent entre sidération et rigolade, quand d’autres s’extasient devant tant de finesse. En voici une illustration (pour une analyse critique voir ici) :
Rien de plus compact qu'une faille, s'il est bien clair que, l'intersection de tout ce qui s'y ferme étant admise comme existante sur un nombre infini d'ensembles, il en résulte que l'intersection implique ce nombre infini.
Pourquoi certains sont-ils plus que d’autres tentés de voir dans ce type de phrases une profondeur et un sens cachés ? C’est ce qu’une équipe de chercheurs canadiens (Pennycook, Cheyne, Barr, Koehler et Fugelsang) a tenté de découvrir en menant la première enquête sur ce sujet fascinant mais jusque là inexploré : la perception et la détection du "bullshit". Dans une série de quatre études, les auteurs détaillent les liens entre la sensibilité au bullshit et certains traits psychologiques. Pour cela, ils ont demandé à plusieurs centaines de participants de juger la profondeur de phrases soit produites automatiquement comme ci-dessus, soit empruntées au très médiatique Deepak Choprah, dont le compte twitter s’avère une mine pour ce genre de travaux.
Une tendance à percevoir comme profondes les "conneries" ronflantes est liée à une intelligence verbale (vocabulaire) plus modeste, une plus grande religiosité, une plus grande croyance dans les phénomènes paranormaux, une attitude plus favorable aux médecines alternatives, ainsi qu’un mode de pensée plus intuitif qu’analytique.
Néanmoins, les auteurs admettent avec honnêteté qu’une tendance à décrire comme profondes des phrases creuses n’est pas forcément le signe d’une crédulité face à l’imposture intellectuelle : il se pourrait que les participants correspondant à cette description manifestent en réalité une tendance générale à surestimer la profondeur de n’importe quelle affirmation, que cela soit ou non justifié. Pour affiner leurs résultats, ils ont alors utilisé un indice de sensibilité spécifique à la "connerie pseudo-profonde" (pseudo-profound bullshit). Avec ce score plus précis, ils montrent un lien (modéré) entre une crédulité spécifique au charabia, un raisonnement logique défaillant, et les croyances au paranormal. En revanche, si ceux qui montrent une attitude positive à l’égard de la médecine alternative ont bien tendance à juger plus profondes les phrases creuses, cette tendance n’est pas spécifique aux foutaises. De même, aucun lien n’est trouvé entre une sensibilité spécifique au bullshit et une croyance forte dans les théories du complot.
Outre l’aspect jubilatoire de lire dans une revue scientifique un article traitant ce thème, on pourra apprécier que les auteurs marquent peut-être la naissance d’une ligne de recherches passionnantes. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que cette publication est la première sur le sujet, et qu’il est toujours risqué de se fier à une étude isolée pour conclure de manière définitive. Prudence donc, et attendons la suite !
Références
Générateur de phrases creuses en ligne
L’article sur la réception du bullshit
Mais c'est super intéressant. La logique, mais pas seulement. Comment est évaluée l'intelligence verbale en pratique ?
Il s'agit de définir des mots ou de trouver parmi une suite de mots celui qui est le plus proche d'un mot donné. Je pense que le site ci-dessous donne une idée du type de questions possibles (c'est juste un exemple).
http://www.mon-qi.com/test-verbal/test-verbal.php
En fait, quand je ne comprends pas une phrase, je considère que c'est du bullshit. Qu'est-ce que ça me simplifie la vie !
C'est une solution radicale ! 😉
Ces Emma R... me semblent profondément factices ! On attends passionnément la suite.
Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement.
Point.
Le sens d'un texte peut être rendu plus ardu par l'usage d'un jargon (parfois pertinent, parfois pédant), mais il suffit en général de remplacer les termes inconnus par leur définition pour que ce texte devienne, sinon agréable à lire, au moins compréhensible et porteur de sens.
Si ce n'est pas le cas : balivernes !
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Il me semble que le problème avec ce sujet, c'est que nombre (voire peut-être la totalité - je n'ai pas vraiment d'idées de contre-exemples) de ces phrases potentiellement bullshitesques, sont conçues comme des métaphores.
Et donc, la question est de savoir si oui ou non il existe un lien métaphorique (enchaînement plus ou moins complexe de "glissements sémantiques" entre le signifiant et la représentation mentale visée par le locuteur) potentiellement cohérent et compréhensible par le public cible du message.
On pourrait bien sûr bannir toute métaphore partir de l'idée que tous les termes doivent être dûment définis, cependant, une telle approche serait fortement restrictive et inappropriée pour les idées en devenir. Elle aurait à mon avis pour effet de freiner le développement de la pensée dans la mesure où toutes les sciences ont probablement commencé par être des idées en devenir. Il est vrai, comme le fait remarque Réjome, que "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", mais c'est justement la propriété des idées en devenir, de n'être pas encore bien conçues. Ça ne veut pas pour autant dire qu'elles n'ont pas d'avenir.
Du coup, il me semble que cela rend compliqué le jugement de bullshittude d'une proposition, dans la mesure où
1/ De même qu'une phrase complexe peut ne pas être compréhensible pour tout le monde, une métaphore complexe peut de la même façon ne pas être compréhensible par beaucoup de gens. Ça ne permet pas pour autant de décider pour autant qu'elle n'a pas de sens.
2/ Analyser une telle formule nécessite d'envisager un ensemble de combinaisons possibles de représentation mentales associées (et plus ou moins partagées)
3/ Ce n'est pas parce qu'une formule n'a pas été conçue pour avoir du sens qu'elle ne peut pas en avoir (exactement comme n'importe quelle phrase formée au hasard peut avoir du sens - Si ce n'est que la métaphore étend au passage, le champ des interprétations possibles, et donc élève la probabilité qu'une formule ait un sens)
Du coup, pour analyser valablement un texte obscur, il faudrait commencer par établir la liste de toutes ses interprétations possibles, et seulement ensuite, décider pour chacune d'entre elle, si elle peut, ou non, être une représentation acceptable d'une conception viable.
C'est vraiment pas gagné et en tous cas, il me semble délicat de poser de façon générale le jugement de bullshit :-/. Après ça, ça n'interdit pas de donner son avis ;-D
Votre commentaire offre une perspective fort intéressante sur le sujet. Je serais intéressée par l'avis de N.Gauvrit sur la question que vous soulevez (mais bon, 2015...)