La prévalence du TDAH peut-elle vraiment être de 0,3% ?

Le Trouble déficit de l’attention-hyperactivité (TDAH) est un trouble qui apparait avant l’âge de 12 ans, et qui est caractérisé par la présentation durable de symptômes d’inattention et/ou d’hyperactivité/d’impulsivité, qui ont un impact négatif direct sur le fonctionnement scolaire, professionnel ou social (Classification internationale des maladies, 11ème version, Organisation Mondiale de la Santé).

Le TDAH est l’un des troubles neurodéveloppementaux sur lesquels il y a le plus de désinformation en France, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dénoncer dans un autre article. Cette désinformation émane généralement de professionnels affiliés à la psychanalyse, et se focalise généralement sur 1) la négation de l’existence du TDAH ; ou 2) la minimisation de sa prévalence ; 3) la dénonciation des méfaits et d’une sur-prescription du méthylphénidate (plus connu sous le nom commercial de Ritaline, mais aussi Quasym et Concerta) ; 4) la dénonciation de conflits d’intérêts financiers ayant conduit à l’invention du TDAH dans le but de vendre le méthylphénidate au profit de Big Pharma.

C’est dans ce contexte qu’en octobre 2020, j’ai vu sur plusieurs réseaux des partisans de la psychanalyse brandir comme un étendard un article de Libération qui relayait et commentait les résultats d’une nouvelle étude (Ponnou, 2020) « démontrant » la prévalence négligeable du TDAH. Il s’agissait de l’article suivant :

De fait, cette étude affirmait que la prévalence du TDAH en France était de 0,3%, là où une précédente étude française (Lecendreux et al., 2011), en cohérence avec les données internationales, donnait 4 à 7%. Elle concluait en remettant en question l’étude de Lecendreux et al., et en dénonçant un conflit d’intérêt entre ces auteurs et le laboratoire commercialisant la Ritaline.

De toute évidence, il était important d’examiner cette étude afin de comprendre ce qui avait conduit cet auteur à une prévalence au moins 10 fois moindre à celle établie par les études antérieures. C’est ce que nous avons fait avec mon collègue Hugo Peyre (professeur de psychiatrie à l’Université de Paris, et praticien hospitalier à l’hôpital Robert Debré, APHP).

Quelle n’a pas été notre surprise de découvrir que cette étude utilisait une méthode inappropriée (car interprétant de manière incorrecte les données de Lecendreux et al., 2011), et que tous les calculs conduisant à l’estimation de la prévalence du TDAH étaient faux ! Nous avons au passage découvert qu’une traduction littérale de cet article en anglais était également publiée (Ponnou & Haliday, 2021b), avec une auteure supplémentaire[1], sans pour autant qu’aucun des deux articles ne fasse référence à l’autre :

A partir de là, comme à chaque fois qu’un scientifique détecte dans une publication une erreur flagrante qui a pour effet d’en remettre en cause les conclusions, il était de notre responsabilité d’en informer les deux revues en question. Lorsqu’après expertise, l’erreur est confirmée, cela peut conduire l’éditeur de la revue soit à demander une correction aux auteurs, soit, si l’erreur n’est pas corrigeable, à simplement retirer l’article de la revue.

Le 24 octobre 2020, nous avons donc écrit simultanément la même lettre aux éditeurs des deux revues concernées, Aimé Charles-Nicolas pour Annales Médico-psychologiques et Sam Goldstein pour Journal of Attention Disorders (JAD). Voici le contenu de la version française de la lettre :

Monsieur l’éditeur, cher collègue,

Nous souhaiterions attirer votre attention sur les failles rédhibitoires que comporte le récent article intitulé « Prévalence, diagnostic et médication de l’hyperactivité/TDAH en France », publié par Sébastien Ponnou dans Annales Médico-psychologiques.

Premièrement, la méthodologie choisie par l’auteur ne permet pas de calculer la prévalence du TDAH. En effet, l’auteur part du nombre d’enfants pour qui le méthylphénidate est prescrit (selon l’ANSM), et en déduit le nombre total d’enfants avec TDAH. Il se base pour cela sur l’estimation de 36,5% des enfants avec TDAH faisant l’objet d’un traitement, extraite de l’étude de Lecendreux et al. (2011). Ponnou suppose qu’un traitement est synonyme de méthylphénidate, or ce n’est pas le cas. L’article de Lecendreux et al. ne mentionne pas le méthylphénidate, il rapporte tous les traitements confondus (information confirmée par le Dr Lecendreux, communication privée). Le méthylphénidate n’est pas le traitement de première intention pour le TDAH, il n’est censé être prescrit que « lorsque des mesures correctives psychologiques, éducatives et sociales seules s'avèrent insuffisantes » (indications de l’ANSM). Par conséquent, le taux de prescription du méthylphénidate parmi les enfants avec TDAH ne peut être déduit du pourcentage d’enfants avec traitement, et peut être très éloignée de la proportion de 36,5% relevée pour l’ensemble des traitements. En résumé, il est rigoureusement impossible de déterminer la prévalence du TDAH à partir des données analysées par l’auteur.

Deuxièmement, outre le fait que la méthode choisie par l’auteur est inappropriée, elle est de plus appliquée de manière erronée. Pour être tout à fait précis, tous les calculs sont faux.

Dans la section 3.1, si on suit le raisonnement de l’auteur, le nombre d’enfants qui consomment du méthylphénidate en 2008 devrait être 19613/(1,13*1,44) = 12053 (au lieu de 9555), ce qui amènerait le taux de prescription du méthylphénidate à 0,25% (au lieu de 0,2).[2]

Dans la section 3.2, si on suit le raisonnement de l’auteur, si 36,5% des enfants avec un TDAH sont traités par méthylphénidate alors 9555*(100/36,5) devraient avoir un TDAH (soit 26178 au lieu de 15622).

Pour conclure, cet article applique de manière erronée une méthode inappropriée. Il en tire des conclusions très éloignées du consensus scientifique sur le TDAH, qui nécessiteraient au contraire un niveau de preuve particulièrement fort. Il nous semble donc que cet article ne peut rester tel quel dans la littérature scientifique publiée, car il risquerait d’induire en erreur de nombreux médecins et chercheurs. Quelles mesures proposez-vous pour rectifier cette situation ?

Bien cordialement,

Franck Ramus et Hugo Peyre

PS : au cas où cela vous aurait échappé, nous vous signalons qu’une traduction littérale de cet article est également parue dans Journal of Attention Disorders : https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1087054720905664

Après une période de deux semaines sans réponse de la part des deux éditeurs, nous les avons relancés, en ajoutant au message des membres du comité éditorial, au cas où l’adresse de l’éditeur serait erronée, ou la personne indisponible.

Cette fois, nous avons reçu une réponse immédiate de Sam Goldstein, l’éditeur de JAD, qui a transmis nos critiques à Sébastien Ponnou et lui a demandé une réponse sous 14 jours, en évoquant la possibilité d’une rétractation. Un mois plus tard, Goldstein nous a informés que notre message allait être publié dans JAD comme lettre à l’éditeur, suivi d’une réponse de Ponnou. Notre lettre a effectivement été publié dans la revue en ligne le 12 janvier 2021 (Ramus & Peyre, 2021). Il nous a fallu patienter encore un mois pour pouvoir lire la réponse de Ponnou et Haliday (2021a).

Cette réponse est curieuse à plusieurs titres. Elle commence par une section qui prétend décrypter le contexte de nos « allégations ». Le premier point nous reproche d’avoir mis du temps à repérer l’article de Ponnou et Haliday ! Le second nous reproche notre faible nombre de publications sur le TDAH (alors que nous en avons plus que lui) ! Le troisième nous reproche d’avoir pris contact directement avec Michel Lecendreux pour obtenir des précisions sur l’étude de Lecendreux et al. (2011) qui joue un rôle crucial dans leur analyse, suggérant que cela remettrait en cause notre neutralité. Nous y revenons ci-dessous. Tout ceci est d’un ridicule consommé et n’aurait pas grande importance si les réponses apportées sur le fond étaient satisfaisantes. Malheureusement, elles ne le sont pas.

Sur le premier point que nous avions soulevé, à savoir l’assimilation du mot « traitement » dans l’article de Lecendreux et al. (2011) à une médication par méthylphénidate, les auteurs soulignent que cet article était ambigu sur la nature des traitements. De fait, cet article ne spécifiait à aucun endroit la nature des traitements en question. Ponnou et Haliday justifient leur interprétation du mot traitement par différents indices collectés au fil de l’article. Cela nous parait tout à fait insuffisant. Dans la mesure où toutes les analyses de l’étude de Ponnou et Haliday reposaient de manière cruciale sur l’hypothèse selon laquelle le nombre d’enfants « traités » dans Lecendreux et al. (2011) était identique au nombre d’enfants recevant du méthylphénidate, et dans la mesure où l’article était effectivement ambigu à ce sujet, le meilleur moyen de clarifier ce point crucial était de questionner les auteurs de l’article à ce sujet.

C’est ce que nous avons fait. J’ai envoyé un email à Michel Lecendreux le 6 octobre 2020, lui posant la question : « Dans votre étude, est-ce que « traitement » signifiait exclusivement méthylphénidate, ou est-ce que cela recouvrait d’autres traitements  (autres molécules ou prise en charge comportementale) ? ». Sa réponse 2 jours plus tard a été claire et sans ambigüité : « Merci de votre intérêt pour cet article. Toutes les modalités de  prise en charge, pharmaceutique et non pharmaceutique, étaient considérées et pas seulement le méthylphénidate bien entendu. » C’est sur la base de cette réponse que nous avons construit notre première critique de l’article de Ponnou. Par transparence et pour justifier notre affirmation en citant la source, nous avons cité « Lecendreux (personal communication) », comme il est d’usage.

Non seulement ce contact direct avec Michel Lecendreux ne remet pas en cause notre neutralité (nous ne défendons pas particulièrement son étude, qui a bien sûr des limites), mais il était indispensable pour savoir ce que le mot « traitement » signifiait dans son article. Sébastien Ponnou aurait été bien inspiré de lui poser lui-même la question dès qu’il a envisagé cette analyse, cela lui aurait immédiatement permis de se rendre compte que les enfants annoncés comme « traités » dans cette étude avaient reçu tous types de traitements, et qu’il n’était donc pas possible de déduire le nombre d’enfants diagnostiqués TDAH sur la base du nombre de prescriptions de méthylphénidate et sur la base du pourcentage d’enfants traités rapporté par Lecendreux et al. (2011), et cela lui aurait épargné bien de l’embarras !

Sur notre second point concernant les erreurs de calcul, la réponse de Ponnou et Haliday est encore plus étonnante : ils réaffirment le bien-fondé de leur méthode de calcul, sans pourtant la justifier, et contestent la nôtre ! Sur la première étape de calcul, il s’agit simplement de calculer la taille d’une population en 2008, étant donné sa taille en 2014, et un certain pourcentage de croissance entre 2008 et 2014. Ponnou et Haliday corrigent au passage une erreur qu’ils avaient commise et qui nous avait échappé (car nous avions fait confiance à leurs données sans vérifier les sources à l’ANSM), puis ils appliquent cette fois la même méthode que nous (preuve qu’elle n’est pas si fausse), mais incrémentée du nombre d’années nécessaire (et avec une nouvelle coquille : 1,3 -> 1,13). Sur la 2ème étape de calcul, qui consiste à calculer la prévalence du TDAH étant donnés la prévalence des traitements et le pourcentage d’enfants avec TDAH recevant un traitement, ils réitèrent la même erreur incompréhensible que dans la publication initiale, alors qu’il suffisait de faire une simple règle de trois !

C’est là que la décision de Sam Goldstein de publier notre lettre et leur réponse est vraiment curieuse : quel sens cela a-t-il de publier deux articles qui se contredisent sur un point d’arithmétique ? Bien sûr, dans de nombreux débats scientifiques, les divergences sont difficiles à résoudre, et différents chercheurs peuvent avoir des points de vue différents. Dans ces cas-là, il est parfaitement légitime de publier les différents points de vue, à charge pour le lecteur de se faire sa propre opinion, et pour la postérité de faire le tri. Mais sur un point d’arithmétique aussi élémentaire qu’une règle de trois, il n’y a pas de divergence d’interprétation possible. Soit leur calcul est faux, soit le nôtre est faux (soit les deux). Nos deux analyses ne peuvent être toutes les deux justes. Alors à quoi bon les publier toutes les deux en l’état ? N’était-il pas possible de trouver un relecteur qui maîtrise un minimum l’arithmétique, et qui soit à même de trancher entre les deux méthodes de calcul ?

Nous avons relancé Sam Goldstein sur ce point, et il nous a répondu qu’il considérait qu’avec la publication de notre lettre et de la réponse, l’affaire était close. Il se satisfait donc de publier au moins un article avec une erreur arithmétique objective, alors que c’était parfaitement évitable. Cette décision nous parait incompréhensible. Les lecteurs jugeront.

Quant à Annales Médico-psychologiques (AMEPSY), comment cette revue a-t-elle réagi à notre lettre ? Après la première relance, l’un des membres du comité éditorial a suggéré, comme Goldstein, de publier notre lettre et la réponse des auteurs. Puis plus rien. Après une relance début décembre 2020, puis information de la publication imminente de notre lettre dans JAD fin décembre 2020, l’éditeur a envoyé un message collectif à Ponnou et nous en demandant à ce dernier de répondre à nos critiques. Depuis, plus aucune nouvelle. Doit-on en conclure qu’AMEPSY se satisfait d’avoir publié un article potentiellement faux, et ne juge même pas utile d’informer ses lecteurs des critiques dont il fait l’objet ? Peut-être. Il n’est malgré tout par encore trop tard pour réagir.

L’enjeu est d’offrir une information scientifique fiable aux psychologues et aux psychiatres français, qui pour la plupart ne lisent que des revues professionnelles en français (comme AMEPSY)[3], mais pas la littérature scientifique primaire, à savoir les revues internationales expertisées par les pairs comme JAD. Dans le contexte de désinformation sur le TDAH rappelé en introduction, il était particulièrement préoccupant de voir l’article de Ponnou paru dans AMEPSY, diffusant aux professionnels de santé français un message aux antipodes du consensus scientifique international sur le TDAH, sur la base de calculs faux. Dès sa parution, cet article était déjà instrumentalisé par des partisans de la psychanalyse, avec la complicité de Libération, pour nier le consensus scientifique et ressasser l’éternel discours sur le TDAH pure invention de Big Pharma. Annales Médico-psychologiques est maintenant à la croisée des chemins : cette revue se rendra-t-elle complice de cette entreprise de désinformation, ou va-t-elle enfin corriger le tir pour le bénéfice de ses lecteurs et de toutes les personnes avec TDAH ?

 

Références

Lecendreux, M., Konofal, E., & Faraone, S. V. (2011). Prevalence of Attention Deficit Hyperactivity Disorder and Associated Features Among Children in France. Journal of Attention Disorders, 15(6), 516–524. https://doi.org/10.1177/1087054710372491

Ponnou, S. (2020). Prévalence, diagnostic et médication de l’hyperactivité/TDAH en France. Annales Médico-Psychologiques, Revue Psychiatrique. https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.08.018

Ponnou, S., & Haliday, H. (2021a). ADHD Diagnosis and Drug Use Estimates in France: A Case for Using Health Care Insurance Data. Journal of Attention Disorders, 1087054721989419. https://doi.org/10.1177/1087054721989419

Ponnou, S., & Haliday, H. (2021b). ADHD Diagnosis and Drug Use Estimates in France: A Case for Using Health Care Insurance Data. Journal of Attention Disorders, 25(10), 1347–1350. https://doi.org/10.1177/1087054720905664

Ramus, F., & Peyre, H. (2021). Can the Prevalence of ADHD Really be 0.3%? Journal of Attention Disorders, 25(10), 1351–1351. https://doi.org/10.1177/1087054720986928


[1] La seconde auteure, Héloïse Haliday, semble avoir donc joué le rôle de simple traductrice de la version française en anglais. Si une telle contribution est tout à fait méritoire, elle ne justifie généralement pas une place de co-auteur d’un article scientifique (cf. par exemple les recommandations de bonne pratique de l’Inserm). Néanmoins, la barque étant déjà bien chargée, nous n’avons pas jugé utile de soulever ce point auprès de la revue JAD.

[2] Remarquons au passage que le taux de prescription du méthylphénidate (0,4% des enfants de 6-11 ans en 2014) relevé par Ponnou dans les données de l'ANSM dément catégoriquement les allégations de sur-prescription de cette molécule aux enfants, pourtant allègrement reprise par le pédopsychiatre Bruno Falissard dans l'article de Libération. N'avait-il donc pas lu l'article de Ponnou?

[3] Dans un précédent article, j’ai déjà eu l’occasion d’exposer les problèmes de ces revues francophones qui prétendent être des revues scientifiques internationales sans pour autant pratiquer une expertise par les pairs de bon niveau, et qui diffusent parfois aux professionnels français une vision complètement déformée de l’état des connaissances scientifiques dans leur discipline. Nous en avons là une nouvelle illustration.


2 commentaires pour “La prévalence du TDAH peut-elle vraiment être de 0,3% ?”

  1. olivier seller Répondre | Permalink

    incroyable en effet

    pour trouver 9555 il faut faire 19613*(1-0.13)*(1-0.44). Mais bien sûr on ne doit pas enlever X% pour annuler une augmentation de X%... comme dans le fameux "+50% gratuit"

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