Un échec de Proust
Deux assertions ont longtemps passé pour évidentes : observer la nature physique ne change pas la façon dont celle-ci se comporte ; observer les hommes en société peut, en retour, influer sur leur comportement.
On sait désormais que la première est fausse. Mesurer un phénomène physique peut le perturber. Le phénomène observé n’est pas totalement indépendant de l’observateur.
Or la seconde assertion est douteuse. Les comportements humains ne sont pas toujours modifiés par l’observation qui en est faite. En atteste, l’absence d’effet de cette remarque de Proust : « Je démêlai seulement que répéter ce que tout le monde pensait n’était pas en politique une marque d’infériorité mais de supériorité » (À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, Première Partie, Pléiade, 1954, T. I, p. 459). On aurait pu s’attendre à ce que, ainsi épinglé et éventé, ce procédé perde son efficacité. Pas du tout ! Aujourd’hui encore, il est banal de voir un commentateur passer pour intelligent alors qu’il ne fait que reproduire - du ton péremptoire qui pose son homme - une observation déjà mille fois faite. En l’entendant révéler une idée qu’ils ont déjà entendue et adoptée, les auditeurs en viennent à admirer celui qui leur fait découvrir un terrain avec lequel, en fait, ils ont une familiarité inconsciente et ils attribuent à ce commentateur une perspicacité que, du coup, ils partagent avec lui. L’affaire peut se résumer ainsi : « Présentez-moi comme une pensée originale et profonde ce que je pense déjà et je vous tiendrai pour le plus intelligent des hommes ».