Cahier de vacances : mathématiques anciennes
L'épigraphe, c'est un peu le paillasson qu'on dépose à l'entrée d'un livre. Il peut être plus ou moins accueillant. Celui qu'on trouve au début du grand ouvrage de Copernic :
« Que nul ignorant la géométrie n'entre ici »
s'apparente davantage à un « Attention chien méchant » qu'à un « Bienvenue », mais il a l'avantage de la franchise. Le « Des révolutions des orbes célestes » (1543), surtout connu pour la présentation de la conception héliocentrique du Système solaire, plonge assez rapidement dans des considérations mathématiques dont la lecture sans papier-crayon relève de l'exploit. Certaines de ces considérations m'ont étonné et je propose ici de les présenter sous forme de travaux pratiques d'histoire des sciences.
Je vais parler de géométrie, d'angles, de longueurs d'arcs de cercles et de longueurs de cordes. Ces grandeurs sont définies sur la figure suivante, et je vais tenter de vous intéresser à la façon dont les Grecs, il y a deux mille ans, savaient calculer la corde de n'importe quel arc (ma phrase est bizarre, sortie du contexte, rien à voir avec Legolas, hein !). Je passe de Copernic aux Grecs, c'est voulu : ce dont je vais parler ici, et qu'on trouve dans Copernic, on le trouve aussi, exposé d'une façon très similaire, dans l'« Almageste » (vers 150) de Ptolémée (l'ouvrage de référence pour la présentation du modèle géocentrique de l'Univers) qui reprend lui-même des notions déjà connues depuis longtemps à son époque.
Voilà donc le problème : étant donné un arc de cercle ouvert d'un certain angle a, on se demande ce que vaut la longueur du segment AB, qu'on appelle la corde et que je vais noter « corde(a) », en n'utilisant que les règles mathématiques connues dans l'Antiquité. Vous n'avez droit à la calculette que pour les quatre opérations de base (addition, soustraction, produit et quotient) ainsi que pour les racines carrées, je ne suis pas un monstre. Plus précisément, les plus courageux d'entre vous dresseront une table des cordes pour tous les angles multiples entiers de 3° compris entre 0° et 180° (c'est ce qu'ont fait Ptolémée puis Copernic, en poussant la précision de la table jusqu'au sixième de degré, soit 10 minutes d'arc, la précision avec laquelle, avant Tycho Brahe, on pensait pouvoir repérer la position d'un objet astronomique dans le ciel, à l'œil nu). Cet exercice est inspiré d'une double lecture : la traduction anglaise de l'Almageste par Toomer et l'analyse détaillée de l'Almageste par Jean-Baptiste Delambre que l'on peut trouver dans le tome II de son « Histoire de l'astronomie ancienne » (1817).
Pour simplifier les notations, nous emploierons les chiffres arabes usuels (voir par exemple le livre de Delambre pour un exposé de la notation des nombres par les Grecs, après vous être muni d'un petit mouchoir pour sécher vos larmes de douleur) et le rayon du cercle sera pris égal à 1 (Ptolémée prenait un diamètre de 120 unités et comptait en base 60, tandis que Copernic prenait un diamètre de 10 000 unités et n'indique que des valeurs entières pour toutes les cordes, dans les tables qu'il calcule). Les angles, dans la suite, seront tous exprimés en degrés et tous les nombres seront tronqués (pas arrondis) à la cinquième décimale.
Quelques valeurs pour s'échauffer
C'est parti. On peut commencer par identifier quelques cas particuliers pour lesquels la corde se calcule facilement :
(c'est un diamètre)
En outre, en dessinant l'hexagone du schéma ci-dessous, on voit immédiatement que
Youhouuu !! trois chiffres de rentrés dans la table ! Plus que 57 ! Une fois connue la corde d'un angle a, celle de l'angle supplémentaire (180°-a) s'en déduit en utilisant le théorème de Pythagore, en remarquant que le triangle dessiné ci-dessous est nécessairement rectangle.
Application : comme corde(60°)=1, on a
En dessinant un carré inscrit dans un cercle, on voit aussi que
Bon, on avance un peu, mais on voit encore mal comment on va remplir la case « corde(9°)= ». Pour ça, et c'est là que l'exercice devient intéressant, les Grecs savaient calculer deux choses, par des considérations purement géométriques :
- corde(a+b) à partir de corde(a) et corde(b)
- corde(a/2) à partir de corde (a)
Saurez-vous en faire autant ? (il va sans dire que l'emploi des fonctions trigonométriques est ici totalement proscrit).
Corde de la somme de deux arcs
Ptomélée commence par rappeler (et redémontrer) une propriété censément bien connue et que, j'ai un peu honte de l'avouer, je n'ai découverte qu'en le lisant : si un quadrilatère s'inscrit dans un cercle, alors les longueurs des diagonales sont reliées aux longueurs des côtés par
AC.BD = AB.CD + BC.AD
On se demande un peu ce que vient faire ici cet intermède quadrilatère, puis on comprend en considérant un quadrilatère dont une diagonale est un diamètre :
La propriété précédente s'écrit alors
Tous les termes du membre de droite de l'égalité sont connus, on en déduit sans peine le premier. Application, calculons la corde de 150°, puisqu'on dispose de celles de 90° et de celle de 60°,
soit, tous calculs faits à partir des résultats obtenus plus haut,
Et donc pour l'angle supplémentaire
Bissection d'une corde
Par un autre raisonnement géométrique astucieux, Ptolémée redémontre également que
On peut alors s'amuser à couper les angles en deux plusieurs fois de suite, pour trouver, à partir de corde(60)=1, que (le premier résultat a déjà été obtenu plus haut par une méthode différente)
, etc.
et les supplémentaires
Dernière pièce du puzzle
Avec les propriétés précédentes, on arrive à dresser une table des cordes pour tous les angles multiples de 15°. Pour atteindre l'objectif fixé (multiples de 3°), on peut s'appuyer, comme Ptolémée, sur le fait que
Cette expression obtenue en étudiant le décagone régulier que l'on inscrit dans un cercle de rayon unité. On peut alors calculer, en utilisant les formules d'addition et de bissection, les cordes de 18°, de 9°, de 24°= 9°+ 15°, de 12°, de 6° et de 3°, ce qui permet ensuite de remplir complètement la table des cordes pour tous les angles multiples de 3°, comme annoncé.
Épilogue
Ce qui est appelé ici la corde, on le décrirait plus volontiers aujourd'hui par la fonction sinus, puisque
et ce n'est pas un hasard si les expressions donnant la corde d'une somme et la corde d'un angle moitié ressemblent furieusement à celles que l'on apprend pour les fonctions trigonométriques. Félicitations, vous venez de calculer une table des sinus ! On peut remarquer que si la fonction sinus était inconnue au temps de Ptolémée, elle était en usage et ainsi nommée du temps de Copernic. Cependant, pour une raison obscure, celui-ci se refuse dans tout le « De Revolutionibus » à employer la périphrase « la demi-corde de l'arc double ». C'est le sens de « semisses dupl. circumfren. », dans la deuxième colonne de la table dont la première page est reproduite ci-dessous. On peut d'ailleurs vérifier que la ligne 7° 30' indique la valeur 13 053, ce qui pour un rayon de 10 000 (le choix de Copernic) donne une corde de 1,3053, ce qui est bien la moitié de ce que nous avions trouvé pour l'arc de 15°, ouf !
Bibliographie
- Des révolutions des orbes célestes, Nicolas Copernic, magnifique édition française chez « Les Belles Lettres »
- Histoire de l'astronomie ancienne, Jean-Baptiste Delambre, Éditions Jacques Gabay
"Que nul n'entre ici s'il n'est géomètre", c'est bien ce qui était écrit au front de l'académie de Platon ?
Merci
S. Le Cras
Oui, tout à fait, l'expression n'est pas de Copernic, il l'a reprise.