Enseigner à l’université après le confinement : le lobby du distanciel

29.06.2020 | par Richard Taillet | Backstage

La préparation de la prochaine année universitaire survient dans une période complexe. D'une part la situation sanitaire semble s'améliorer en France et les contraintes sanitaires se relâchent progressivement. D'autre part, nul ne sait comment les choses auront évolué d'ici septembre prochain. Il faut donc maintenant s'organiser pour être prêts à accueillir les étudiants dans de bonnes conditions, puis à leur proposer un enseignement de qualité, quel que soit le cas de figure.

Le spectre des scénarios s'étend du « tout présentiel » (comme avant ou presque) au « tout distanciel » (comme pendant le confinement ou presque), avec des pressions énormes pour que l'on prépare une solution « hybride ». Je voudrais ici faire état de ces pressions et les commenter.

Tout d'abord, le corps universitaire s'est fortement mobilisé pour trouver des solutions pédagogiques ainsi que des solutions techniques pour assurer la "continuité pédagogique". Ceci a permis à beaucoup de découvrir des outils qu'ils n'utilisaient pas (la vidéo, les questionnaires en ligne, etc) et de s'en approprier certaines (avec très peu d'aide de la part de nos institutions, démunies d'un bout à l'autre sur la plupart des points techniques). Ceci a aussi été l'occasion de se frotter aux limites de l'enseignement à distance et de mieux les comprendre. Le 17 juin 2020, l'UFR de physique de l'université de Paris a diffusé un texte lumineux sur le sujet. Il n'est pas assez public pour que je le recopie ici mais je me permets de citer son premier paragraphe :

Après un retour d’expérience, il apparaît que l’enseignement à distance est un mode d’enseignement intrinsèquement dégradé. Même lorsque les nombreux problèmes techniques sont réglés, ce type d'intervention n'est efficace qu’avec une minorité d'étudiants bénéficiant de conditions correctes ce qui amplifie les inégalités socio-économiques et socioculturelles entre étudiants. L'interaction directe et vivante des étudiants avec les enseignants et entre eux est quasiment absente de ce type d'enseignement alors qu'elle est un des fondements indispensables à la transmission des raisonnements et des connaissances.

On a récemment pu lire de nombreuses tribunes qui témoignaient d'un message similaire. Je voudrais préciser ce constat, ou l'interpréter au vu de mon expérience personnelle. Faire des contenus pédagogiques destinés au distanciel, filmer des capsules vidéos, faire des visio-cours, faire des questionnaires ou des exercices interactifs, on saura faire. Nous l'avons fait pendant 3 mois, nous pouvons encore nous perfectionner, mais le challenge, à l'entrée à l'université, n'est pas là. Le vrai challenge, c'est de motiver les étudiants. J'ai souvent l'occasion de l'écrire ici, c'est un constat qui peut surprendre ceux pour qui l'université représente une certaine excellence (et c'est le cas, mais pas en L1) : une grande partie des étudiants que l'on accueille en L1 scientifique n'ont a priori ni le goût, ni la motivation pour s'investir vraiment dans leurs études et les réussir. Les enseignants déploient beaucoup d'énergie pour changer cet état de fait, pour amener les étudiants au point où ils en envie de prendre en main leurs études, de se demander ce qui les intéresse vraiment. C'est extrêmement difficile, frustrant (on adorerait aussi garder de l'énergie pour apporter davantage aux étudiants motivés) et à mon avis impossible à réussir en distanciel. Ça demande du dialogue, des interactions entre étudiants, de croiser les étudiants sur la campus à la pause pour répondre à une question qu'ils ne vont surement pas poser lors d'une visioconférence, de pouvoir réagir aux subtiles manifestations collectives d'un grand amphi ou aux froncements de sourcils d'un individu au fond de la classe.

Alors bien sûr, si les conditions sanitaires ne permettent pas l'enseignement en présentiel, nous tenterons de faire au mieux autrement, mais ce qui exaspère une grande partie des enseignants à l'université, c'est le sentiment que des forces obscures tentent d'imposer à tout prix un enseignement distanciel pour des raisons qui n'ont rien de noble. Je vais tâcher d'oublier ici le fait que les règles que l'on impose à l'université sont systématiquement à contretemps de celles du reste du pays. Nous sommes trèèèès fortement invités à prévoir le maximum d'activités en distanciel, alors que les gens peuvent maintenant aller au bar ou au cinéma.

Beaucoup (j'en fais partie) ont la très désagréable impression que la crise sanitaire fournit un triste prétexte pour modifier en profondeur les méthodes d'enseignement, et ce de façon irréversible. Avant la crise, de nombreux appels d'offre ont permis à des universités (dont celle qui m'emploie) à s'engager dans de grands plans de restructuration des enseignements, dans lesquels le numérique (et le distanciel) joueraient un rôle important (chez nous, ça s'appelle @SPIRE, dans le cadre des NCU pour « Nouveaux Cursus à l'Université » et ça rapporte, à la louche, un million d'euros par an à l'université pendant 10 ans). La crise a accéléré le mouvement et la rentrée qui s'annonce enfoncera le clou. Or, à moins de faire preuve d'une naïveté abyssale, on imagine très mal l'université revenir en arrière l'année suivante et ranger dans des tiroirs tous le matériel distanciel accumulé pendant un an, même si celui-ci a été conçu pour un usage unique, pour une situation de crise, et ne satisfait pas les enseignants. Pourquoi ? Parce que ce type d'enseignement permet de faire de grosses économies : la création de contenu est très peu valorisée (les enseignants les font "gratuitement" en terme d'heures de service), il fait gagner (ou perdre selon le point de vue) des enseignants si on peut mettre les étudiants devant des capsules vidéos plutôt que devant un prof.

L'impression générale qui se dégage de ce système, c'est que l'enseignant serait une charge qu'il convient de diminuer tant que possible. C'est probablement vrai du point de vue comptable, mais j'ai l'espoir de vivre dans une société où des considérations humaines et sociales pouvaient l'emporter. Avec la mort de cet espoir viendrait probablement celle du goût pour ce métier que je trouve (encore) fabuleux.

PS : À ma connaissance, aucune étude ne s'est encore penchée sérieusement sur l'efficacité de l'enseignement à distance pendant les trois derniers mois. Factuellement, les moyennes sont significativement meilleures à l'issue du L1 que les années précédentes, ce qu'il serait bien malhonnête d'interpréter comme une réussite pédagogique plutôt qu'un échec de notre capacité à évaluer.

 


6 commentaires pour “Enseigner à l’université après le confinement : le lobby du distanciel”

  1. Bouli Répondre | Permalink

    "Factuellement, les moyennes sont significativement meilleures à l'issue du L1 que les années précédentes, ce qu'il serait bien malhonnête d'interpréter comme une réussite pédagogique plutôt qu'un échec de notre capacité à évaluer."

    --> n'est-ce pas d'une certaine manière se faire avoir par le biais de confirmation que de dire ça ?

    il y a une lourde affirmation sous-entendue derrière ça : les élèves auraient moins appris qu'avant mais les évaluations ne le montreraient pas. Ma compagne, certes étudiante en informatique, a finalement eu de bien meilleures conditions d'apprentissage durant ces derniers mois : journées moins fatigantes en présentielles, plus de solidarité entre camarades - à un niveau jamais vu -, de meilleures conditions pour répondre aux examens (moins de stress) et elle n'a pas l'impression d'avoir un moins bon niveau.
    Donc, ça pourrait corroborer que les faits (les évaluations sont meilleures) peuvent être liés à des éléments très concrets car on sait notamment que la réussite scolaire est très dépendante de l'intégration de l'étudiant dans son groupe. Le distanciel, paradoxalement, semble avoir augmenter cette solidarité et cette intégration. En classe, on se tait et on écoute. En distanciel, on peut parler en même temps avec les autres et il y a aussi plus de dialogue qui se créent.

    Bref, my 2 cents. Si je comprends que la période ne vous plaise pas. Les crises sont souvent l'occasion d'évoluer vers un mieux. Et il faudra évaluer tout cela de manière scientifique en acceptant que la vérité ne sera pas nécessairement celle qu'on attendait.

    • Richard Taillet Répondre | Permalink

      Bonjour et merci pour votre commentaire !

      Vous avez raison d'être méfiant et de soupçonner un biais de confirmation. Toutefois, plusieurs éléments corroborent mon interprétation quant aux évaluations. D'une part, nous savons que les étudiants ont beaucoup communiqué entre eux pendant les évaluations à distance, certains nous l'ont dit, d'autre se sont fait prendre en flagrant délit pendant les visios. D'autre part, les notes obtenues dans les quelques épreuves qui se rapprochaient beaucoup plus de ce qu'on faisait avant sont significativement moins bonnes que celles utilisées en L1 pour les grandes cohortes.

      Nous verrons l'an prochain, en L2, si les étudiants arrivent mieux armés que les autres années, c'est que je me serai trompé et ça sera tant mieux pour tout le monde ! 🙂

      • Bouli Répondre | Permalink

        Au moins ils auront stimulé leur capacité de travail en équipe comme on dit en entreprise 😀

        Blague à part, oui, nous verrons, et je vous remercie pour votre réponse

  2. Philippe Répondre | Permalink

    Bonjour Mr Taillet,

    Merci pour votre article.
    Cette crise sanitaire laisse apparaître un effet d’aubaine spectaculaire dans le domaine de l’entreprise : des mesures, des restructurations latentes sont engagées sous prétexte de « la crise du Covid ».
    Votre précédent article était plutôt optimiste sur la capacité des universités, des enseignants et étudiants à s’adapter en quelques jours à un contexte inédit.
    Malheureusement votre crainte aujourd’hui d’un effet d’aubaine également dans le monde de l’enseignement est réaliste ; en effet, en pareil cas, un retour à la situation d’avant n’est jamais envisagée.
    Réponse en septembre

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