weightless #2 : apesanteur et chute libre

19.08.2014 | par Richard Taillet | Regards

Ce billet s'appuie sur la vidéo suivante, deuxième épisode de la série :

 

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Cliquer pour accéder à la vidéo (HD1080p), en accès libre et gratuit (je recommande de télécharger la vidéo plutôt que de la visionner en streaming).

Nous allons dans cet épisode analyser en détail le phénomène d'apesanteur. Quand on voit un astronaute de la Station Spatiale Internationale flotter dans sa cabine, avec les objets qui l'entourent, on a l'impression que ces corps ne sont pas soumis à la gravitation, que leur poids est nul, qu'ils ne sont pas attirés par la Terre. On a l'impression que l'apesanteur, c'est l'absence de pesanteur. En fait, ce n'est pas du tout le cas, l'apesanteur est un phénomène plus subtil que cela.

La première façon de s'en rendre compte, c'est d'évaluer l'intensité de la pesanteur au niveau du corps en orbite. Pour ça, on se tourne vers la physique, vers la loi de la gravitation énoncée par Newton en l'occurence, qui nous indique comment évolue le poids des objets en fonction de leur altitude. Sans entrer dans les détails techniques, l'intensité de la pesanteur est donnée par l'« accélération de la pesanteur » (c'est l'accélération à laquelle est soumise un corps placé dans le champ de pesanteur à l'endroit considéré). Au niveau de la surface de la Terre, elle vaut 9,8 m/s2. Pour évaluer cette quantité au niveau d'un corps en orbite, il faut connaître l'altitude à laquelle se trouve ce corps. Pour la Station spatiale Internationale, c'est environ 400 km. Pour le télescope spatial Hubble, c'est plutôt 600 km. C'est haut, mais en fait, ces altitudes sont assez proches de la surface, si on se place à l'échelle de la Terre, comme le montre la figure suivante.

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Le calcul de l'intensité de la pesanteur au niveau de l'orbite donne alors g = 8,7 m/s2 pour la Station Spatiale Internationale. C'est une diminution de l'ordre de 10 % seulement : les objets sont soumis à un poids qui n'est pas si différent de leur poids sur Terre. Ce n'est donc pas l'absence de poids qui explique l'apesanteur en orbite ou dans les fusées en route pour la Lune. Le petit film pédagogique proposé dans « Destination Moon » d'Irving Pichel (1950) comporte plusieurs erreurs de compréhension de cette notion.

Si ce n'est pas l'absence de poids qui explique l'apesanteur en orbite, quoi d'autre ? Il faut pour le comprendre s'intéresser au phénomène de chute. Une chute, c'est ce qui arrive à un corps soumis à la gravité, si rien ne l'empêche de tomber. Une chute peut être ralentie par les frottements de l'air (parachute). Nous allons nous intéresser à la chute libre, c'est une situation dans laquelle un corps n'est soumis qu'à son poids, à la pesanteur (les frottements de l'air sont absents, ou peuvent être négligés, pas de sol pour retenir le corps, etc). La clé de la compréhension de l'apesanteur réside dans la propriété suivante : en chute libre, tous les corps tombent de la même façon, s'ils sont lâchés en même temps, ou lancés à la même vitesse dans la même direction.

Ceci a notamment été illustré par l'expérience de la plume et du marteau, sur le sol lunaire, au cours d'une mission Apollo. Cette question de l'« universalité de la chute libre » a joué un rôle important dans le développement de la physique et plusieurs grands noms s'y sont intéressés. En particulier, c'est son analyse détaillée qui mit Albert Einstein sur la piste de la théorie de la relativité générale. Ce n'est pas mon propos ici, je vais simplement revenir sur une anecdote rapportée par John Wheeler, qui ne cite pas de source, et du coup il est loin d'être évident qu'elle soit véridique mais peu importe. Dans les années 1910, Einstein aurait lu dans le journal un fait divers : un peintre est tombé d'un toit de plusieurs étages, et s'en est sorti blessé mais vivant. Einstein serait allé à l'hôpital rencontrer ce malheureux ouvrier, pour lui demander de lui raconter son expérience de chute : qu'avez-vous ressenti ? « Rien », aurait répondu le peintre. En chute libre, on ne ressent pas son poids, on est en apesanteur, même si c'est précisément le poids qui est cause de la chute. On peut le voir illustré dans « The Matrix Reloaded » de Andy et Larry Wachowski (2003), « Rango » de Gore Verbinski (2011) et « Inception » de Christopher Nolan (2010).

Une chute libre n'est pas forcément verticale et dirigée vers le haut. Si on lance quelqu'un sur le côté, et s'il n'y a pas de frottements, il est en apesanteur tout le long. Si on bande les yeux d'un homme-canon, en l'absence de frottements il n'a aucun moyen de savoir s'il est en train de monter ou de descendre ! Ça peut sembler contre-intuitif, mais c'est le cas. On reviendra sur ce point dans un épisode ultérieur, quand je parlerai des vols paraboliques, dits vols zéro-G. Quel rapport entre ces remarques sur la chute libre et la première scène, l'astronaute dans la capsule ? C'est le deuxième point-clé que je vais approfondir maintenant : l'orbite est aussi une chute.

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À la manière de Newton, lançons donc des boulets contenant des gens, à différentes vitesses, sans s'inquiéter ici de l'accélération subie au moment du lancer. Un tir de plus en plus puissant, lançant le boulet avec une vitesse de plus en plus grande, envoie le boulet de plus en plus loin. Il existe une vitesse qui ramène le boulet, au cours de sa chute, à son point initial, avec la même vitesse ! Du coup, si on enlève le canon après le tir, le boulet continue sa chute circulaire et tourne indéfiniment autour de la Terre : il est mis en orbite. Tous ce que contient le boulet subit une chute identique, et le passager a l'impression d'être immobile dans son boulet : il est en apesanteur.

La vitesse à laquelle il faut lancer le boulet peut être estimée de façon simple. Au niveau de la surface de la Terre, elle vaut environ 7,9 km/s. C'est énorme, c'est plus de 20 fois la vitesse du son. La présence de l'air conduirait de toute façon à des frottements énormes et le corps serait fondu très rapidement, largement avant d'avoir pu faire un tour. En revanche, on peut lancer le corps à une altitude plus élevée, à laquelle l'atmosphère est extrêmement ténue et où le mouvement circulaire peut se poursuivre sur un grand nombre de tours.

En résumé : l'apesanteur survient dès que le corps (et la capsule dans laquelle il est placé) n'est soumis qu'à son poids, qu'à l'attraction gravitationnelle des corps qui l'entourent, et rien d'autre. Hors de l'atmosphère, les occupants d'une fusée sont en apesanteur dès que les moteurs sont coupés, ce qu'on peut voir bien illustré dans « Planet 51 » de Jorge Blanco (2009), dans « Space Cowboys » de Clint Eastwood (2000) ou dans « Apollo 13 » de Ron Howard (1995). En revanche, la scène correspondante dans « Wall-E » d'Andrew Stanton (2008) n'est pas correcte, le robot se baladant en apesanteur autour d'un vaisseau alors que ses moteurs sont encore bien allumés.

L'idée fausse que l'apesanteur survient lorsque l'attraction gravitationnelle est nulle continue d'être présentée. Jules Verne l'avait mise en scène dans « Autour de la Lune », en expliquant - à tort - que l'apesanteur surviendrait à la traversée de la « ligne neutre » du système Terre-Lune, sur laquelle la force d'attraction de la Terre est exactement compensée par celle de la Lune (voir par exemple ce billet). On retrouve cette erreur dans le film « Total Recall » de Len Wiseman (2012) où dans une cabine tombant dans un tunnel traversant la Terre de part en part, l'apesanteur ne se manifeste qu'au centre de la Terre.

Enfin, un film aussi sérieux que « Gravity » d'Alfonso Cuarón (2013) n'échappe pas à une grossière erreur scientifique, lorsque l'apesanteur est présentée dans une capsule en train de chuter vers la Terre et soumise à des frottements spectaculaires !

 

Prochain épisode : gravité artificielle et centrifugeuses


12 commentaires pour “weightless #2 : apesanteur et chute libre”

  1. Quark Répondre | Permalink

    Bonne série d'article en perspective !

    Une remarque, peut-être triviale, mais je trouve la partie sur la mise en orbite pas tout à fait claire pour les "non-initiés". Ex cette phrase en particulier : "Il existe une vitesse qui ramène le boulet, au cours de sa chute, à son point initial, avec la même vitesse !". Ne serait-ce pas plus simple de dire qu'il existe une vitesse, qui du fait de la courbure terrestre, permet de franchir suffisamment de distance pour que le boulet ne touche jamais le sol ? Autrement dit le boulet tombe mais la terre s'éloigne au fil de sa chute donc il continue de tomber. Je trouve cela moins abstrait, non ? Qu'en pensez-vous ?

  2. Richard Taillet Répondre | Permalink

    Bonjour et merci pour votre commentaire, votre formulation semble en effet plus claire que la mienne... Il se trouve que je suis en train de rajouter une scène de Wall-E, j'ai donc la main sur le commentaire, je vois comment je peux améliorer ça ! 🙂

  3. Nath Répondre | Permalink

    Merci pour ce travail..l'absence de trop chiffres devraient attirer plus de personnes qui aiment la physique mais pas forcément leschiffres...

  4. Sébastien Répondre | Permalink

    Un grand merci pour cet épisode très intéressant.

    J'aime beaucoup le parti pris de montrer les formules (Force gravitationnelle, vitesse de libération et vitesse orbitale). Certains auteurs scientifiques (Stephen Hawking et Leonard Susskind entre autres) lorsqu'ils essaient de vulgariser délaissent complètement les symboles mathématiques (Par opposition à, par exemple, Etienne Klein ou Albert Einstein), c'est généralement assez déroutant pour ceux qui n'ont pas de soucis avec ces formules mathématiques (Hawking nous explique que "La force gravitationnelle dépend du produit des masses et de l'inverse du carré de la distance les séparant").
    Je constate donc que la série se lance dans un optique qui n'est pas de l'ultra-vulgarisation à outrance (Comme le fait la télévision) et montre qu'il existe des bases mathématiques derrière les mots (De même qu'il existe des mots derrière les bases mathématiques).

    Encore merci et bonne continuation pour la suite de la série. 🙂

    • david statucki Répondre | Permalink

      Bonjour,

      Désolé de paraître en décalage avec votre discours, que je partage d'ailleurs, mais où sont ces fameuses formules?. Je ne les trouve pas sur ce billet ni sur le précédent. Est-ce une sournoiserie de mon ordinateur?.
      Sinon, comme toujours cette thématique est très intéressante et super bien présentée nous sommes d'accord.
      Vivement la suite peut-être avec le film Event Horizon cité dans le premier billet de cette série avec Laurence Fishburne (morpheus dans Matrix révolution, c'est un multi-récidiviste) en est un rare monument, une réplique du fameux capitaine qui relate son expérience d'avoir vu un incendie en état d'apesanteur, ça glisse comme du liquide, ça s'étale et se faufile de tous côtés. ça se propage par vague. Alors qu'en est-il?. Mes excuses pour ce hors-sujet.

      Amicalement

      • Sébastien Répondre | Permalink

        Bonsoir !

        Les formules apparaissent dans la vidéo ! 🙂

  5. David statucki Répondre | Permalink

    Merci Sebastien,

    C'est bien celà une fourberie de mon système, je n'arrive pas à lire la vidéo sur ma tablette. Mais oui sur Pc en regardant la fameuse vidéo avec un fond musical que je connais bien AC DC satellite blues, un bon morceau d'un groupe mythique, les formules passent mieux avec cette préparation musicale préliminaire pleine d'energie.

    Amicalement

  6. Philippe Répondre | Permalink

    Merci pour le travail. Vers la fin, sur l'extrait de Gravity, je n'ai pas compris pourquoi vous dites que la capsule n'est pas en chute libre, puisque celle-ci est justement en train de retomber (si mes souvenirs sont bons) sur Terre ? J'ai loupé quoi ?

    • Richard Taillet Répondre | Permalink

      Bonjour,

      Vous avez "loupé" le qualiticatif "libre". Certes c'est de la chute, mais elle n'est pas libre (le corps n'est pas soumis qu'à son poids, mais aussi à des forces de frottement importantes) et ça change tout !

      • Philippe Répondre | Permalink

        Bonjour et merci pour la réponse.
        Je ne pensais pas oublier les frottements importants, mais je n'en mesure pas l'influence sur l'intérieur de la cabine. Mon raisonnement, peut-être incomplet, est qu'à l'intérieur de la cabine il n'y a pas de frottements, donc les objets y chutent tous à la même vitesse et donc devraient "flotter" entre-eux. L'importance des frottements.ralenti la vitesse de chute de l'ensemble, mais ça change quoi ?

        • Richard Taillet | Permalink

          Bonjour,

          En effet les passagers ne sont soumis qu'à leur poids, mais pas la cabine. Du coup, la cabine et ses passagers sont soumis à des résultantes de forces différentes : les passages veulent plonger plus rapidement vers le sol que la cabine (qui est ralentie par les frottements), ce dont les passagers se rendent compte en étant plaqué au sol de la cabine.

          En l'absence de frottements, la cabine et les passagers sont soumis aux mêmes accélérations et plongent en même temps. Du coup les passagers ont l'impression de flotter dans la cabine (c'est une façon pour eux de raconter l'histoire, mais un observateur extérieur dira qu'ils sont en train de chuter de la même façon).

          Ce sont les frottements qui font toute la différence entre ces deux situations.

  7. Philippe Répondre | Permalink

    Ok, c'est clair, merci pour l'explication 🙂

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