Des tas de réponses amicales à des questions chaleureuses
Ce matin, un message très amical, et donc une réponse amical de ma part.
Les questions, d'abord
Bonjour Hervé,
Je suis xxxx. J'admire et j’inspire de vos découvertes. J'ai quelques questions à vous poser sur le sujet suivant : la gastronomie moléculaire.
Je vois bien la place de la gastronomie moleculaire sur le marche est indeniable. Mais comment faire pour convaincre les gens?
La réduction des produits agricoles en poudre après le procédé d'extraction de l'eau collatéralement induira la perte de ses saveurs et d'arômes qui sont caractéristiques au goût du terroir. Donc, en 2050, pour nourrir les 10 milliards de bouches, serons-nous contraigne a s’en passer du gout du terroir et se contenter a s’alimenter des produits ‘moléculaire’?
La nature cree une balance dans chaque fruit, légume et chaire. L'équilibre du produit dans toute sa naturalité ne sera sans doute plus conserve avec la gastronomie moleculaire. Cela posera-t-il un probleme pour que notre metabolisme puisse s’adapte aux produits de la gastronomie moleculaire?
Chaleureusement,
Et mes réponses
Tout d'abord, il y avait l'objet du message :
Objet: Les arômes et saveurs perdus.
Là, il faut immédiatement observer que notre ami veut sans doute parler de composés odorants plutôt que d'arômes. Car, en français (le dictionnaire), les arômes sont les odeurs des plantes aromatiques. Et une odeur est due à des composés odorants. Ces composés odorants sont aromatiques quand ils viennent d'une plante, mais pas, évidemment, quand ils viennent d'un ingrédient culinaire qui n'est pas un aromate.
Mais lisons plus loin :
Bonjour Hervé. J'admire et j’inspire de vos découvertes. J'ai quelques questions à vous poser sur le sujet suivant : la gastronomie moléculaire.
Là, deux observations. Vu le nom italien de mon correspondant, il ne faut pas reprocher la construction de la phrase, surtout quand elle est amicale. Mais arrivons à "gastronomie moléculaire". De la part de nombre de mes correspondants, je crains la confusion entre gastronomie moléculaire, cuisine moléculaire et cuisine de synthèse. Nous verrons bien.
La suite du message reçu :
Je vois bien la place de la gastronomie moleculaire sur le marche est indeniable. Mais comment faire pour convaincre les gens?
Là, la confusion me semble avérée. Car la gastronomie moléculaire n'est pas une marchandise ; c'est une discipline scientifique, pour les scientifiques, et pas pour les cuisiniers.
Donc je fais ce que j'avais pressenti que je devrais faire : j'explique bien les différences, pour savoir bien de quoi l'on parle.
1. La gastronomie moléculaire et physique, que l'on nomme gastronomie moléculaire en abrégé, est une science de la nature, qui se développe dans des laboratoires du monde entier. C'est exercé par des scientifiques, et pas par des cuisiniers.
2. La cuisine moléculaire, elle, est une forme de cuisine que j'ai introduite à partir de 1980 et qui consiste à cuisiner avec des ustensiles modernes : siphons, thermocirculateurs, etc.
Cette cuisine moléculaire, technique, a donner naissance à une cuisine moléculaire en tant que style, ce que l'anglais distingue bien avec molecular cooking pour la technique, et molecular cuisine pour le style. Et oui, la cuisine moléculaire s'est répandue dans le monde entier (dans le cuisines : c'est de la cuisine), et elle s'introduit encore dans quelques pays qui n'avaient pas encore été atteints.
3. J'ajoute, à côté de la cuisine moléculaire, après elle plutôt, qu'il y a la cuisine synthèse, que j'ai nommée cuisine note à note, et qui consiste, cette fois, à synthétiser des plats entièrement, à partir de composés.
Et, à ce stade de la réponse, je ne sais pas encore bien ce que mon interlocuteur signifie par "gastronomie moléculaire" : je pense que c'est "cuisine moléculaire", mais nous verrons.
Vient alors :
La réduction des produits agricoles en poudre après le procédé d'extraction de l'eau collatéralement induira la perte de ses saveurs et d'arômes qui sont caractéristiques au goût du terroir.
Ici, il faut donc interpréter, et dire d'abord que le fractionnement des produits de l'agriculture (et de l'élevage, pourquoi pas) ne conduit pas seulement à des poudres, mais aussi à des liquides : l'eau, par exemple, et liquide, tout comme l'éthanol, ou les triglycérides (les huiles). Mais oui, les "sucres" (de toutes tailles), les protéines, les minéraux, sont sous la forme de poudre, après fractionnement des produits.
Et il faut ajouter que le fractionnement ne fait rien perdre du tout, ou, plus exactement, que ce serait un mauvais fractionnement s'il y avait des pertes. J'explique cela avec les oranges, qui ne poussent que dans des pays producteurs. Ces pays peuvent exporter des oranges, mais cela revient à exporter (inutilement ?) beaucoup d'eau. De sorte que se sont créées des sociétés qui "fractionnent" : la peau sert à produire des pectines, mais aussi du limonène, ce composé odorant que l'on sent quand on presse une peau d'orange, puis le jus conduit à du jus concentré, de la pulpe, et les composés odorants du jus. Là, il y a eu un progrès, parce que, dans le temps, on n'avait que le jus pressé, mais les industriels ont observé que les jus avec pulpes avaient un marché supplémentaire. Et ils ont appris ensuite à récupérer les composés odorants.
Pas de raison de faire différemment pour des carottes, des poireaux,des navets, etc. J'ajoute que le fractionnement du blé et du lait se fait déjà depuis longtemps.
Bref, aucune raison de perdre quoi que ce soit.
Vient :
Donc, en 2050, pour nourrir les 10 milliards de bouches, serons-nous contraigne a s’en passer du gout du terroir et se contenter a s’alimenter des produits ‘moléculaire’?
On ne dira jamais assez que le goût tient des saveurs, des odeurs, des couleurs, des consistance, etc. On peut aujourd'hui reproduire n'importe quel goût.
Ce que notre ami semble craindre, ici, c'est une uniformisation, mais je crois qu'il n'y a pas de raison d'avoir peur. D'une part, on peut très bien reproduire des goûts spécifiques des terroirs particuliers, et, d'autre part, la variabilité du vivant se retrouvera dans les fractions.
Je prends l'exemple des composés polyphénoliques du raisin. Ce ne sont pas les mêmes quand on extrait -avec le même procédé-, par exemple des polyphénols de syrah, ou des polyphénols de grenache : non seulement ce ne sont pas les mêmes composés polyphénoliques, mais, mieux, ce ne sont pas les mêmes "impuretés" : par "impureté", ne pensons pas à des composés toxiques, mais seulement à des composés qui ne seraient pas des polyphénols (minéraux, sucres, etc.)Puis, avec le même procédé, si mon extrait les polyphénols, par exemple de sirah, d'une région particulière, avec un sol particulier, un climat particulier, on n'aura pas les mêmes résultats qu'avec d'autres climats, d'autres sols, etc. Tout compte, l'année, le raisin, la conduite de la vigne, le sol localement... Tout ! Et cela était d'ailleurs bien observé par les vignerons du passé, qui disaient que, certaines années, les jambes des fouleurs étaient teintées, ce qui est dû aux composés polyphénoliques.
Bref, le terroir est inévitable ! Et il n'y a pas de crainte à avoir à propos d'une possible uniformité. Disons que si l'on veut de la variété, on peut l'avoir, mais si on veut de l'uniformité, cela sera plus difficile. J'ajoute que le terroir est quelque chose de très intéressant et d'insuffisamment connu. Il y a eu un programme national de recherche sur le terroir à l'Inrae, il y a quelques années, et, malgré des découvertes merveilleuses, il y a encore à faire.
Notre ami continue :
La nature cree une balance dans chaque fruit, légume et chaire.
Ici, je suis alerté par le mot "balance", qui est pris pour "équilibre", car je sais bien qu'il est favorablerment connoté. Cela laisse penser à quelque chose de parfaitement dosé, mais il suffit d'aller dans mon jardin pour m'apercevoir que ce n'est pas le cas : il y a des pommes tavelées, des fraises insuffisamment mûries...
D'ailleurs, j'aimerais bien savoir ce que cela veut dire, car je suis bien sûr que l' "équilibre" des uns n'est pas celui des autres.
Et puis, c'est quoi l'équilibre d'une carotte ? Surtout quand on sait que la carotte a été sélectionnée, et que les carottes d'aujourd'hui sont parfaitement artificielles... et heureusement, car les carottes naturelles, sauvages, sont immangeables : ce sont de petits crayons durs, que la sélection a amélioré.
Bref, j'attends de mes interlocuteurs qu'ils me parlent bien d'équilibre, qu'ils le définissent, qu'ils me l'expliquent.
D'ailleurs, j'avais raison d'interpréter le mot "balance" par équilibre, parce que voici la suite :
L'équilibre du produit dans toute sa naturalité ne sera sans doute plus conservé avec la gastronomie moleculaire.
Ici, deux observations. D'une part, comme je l'ai dit, il y a une confusion entre gastronomie moléculaire et cuisine note à note, maintenant c'est bien clair. Et, d'autre part, je ne sais pas ce que c'est que la "naturalité", car les fruits et les légumes que nous avons aujourd'hui ont été sélectionnés par l'être humain, depuis des milliers d'années. Et j'ajoute qu'ils sont cultivés : avec la définition du dictionnaire, la seule qui puisse prévaloir, ils sont donc parfaitement "artificiels" (avec le mot "art", dans artificiel).
Un exemple : cela me ferait m'étonnerait beaucoup que les pommes que vous avez ne sortent pas d'arbres correctement entretenus, taillé. Si l'on taille, on guide la croissance du végétal et on change la composition des fruits
Ce n'est donc pas la cuisine note à note qui serait en cause, et je propose se méfier de cette prétendue naturalité. Et puis, la nature n'est pas bonne, puisque c'est la pluie, la neige, la tempête, le typhon, le volcan qui engloutit des villes, le lion, le serpent, la peste, le choléra...
Vient alors :
Cela posera-t-il un probleme pour que notre metabolisme puisse s’adapter aux produits de la gastronomie moleculaire?
Là encore donc il ne s'agit pas de gastronomie moléculaire, mais de cuisine note à note.
Mais passons. Le métabolisme ? C'est une question très intéressante, insuffisamment connue, mais je fais d'abord observer que nous savons garder vivants des gens dans le coma avec une alimentation parfaitement artificielle, et synthétique, pendant des années. Donc le problème ne se pose peut-être pas ailleurs que dans nos esprits. D'autre part, il y a le premier ordre et le second, le gros et le détail. Au premier ordre, nous devons manger de l'eau, des protéines, des lipides, des sucres petit ou grand, des vitamines, et cetera. Le métabolisme de tout ces composés est raisonnablement connu par les nutritionnistes, même s'ils progressent encore. Notamment l'effet de matrice est l'objet d'études très intéressantes, puisqu'il est vrai que la biodisponibilité (je prends un mot qui parlera à tous) des composés change selon la matrice. Par exemple le bêta-carotène, ou provitamine A, qui est présent dans les carottes, n'est pas libéré de la même façon par une carotte crue ou la même carotte qui serait cuite. Et pas de cuisine note à note dans cela.
Mais il est vrai qu'il y a une question très intéressante, technique : savoir construire des aliments de biodisponibilité contrôlée.
Vient enfin le
Chaleureusement,
que j'aime beaucoup, et j'espère que le temps pris à répondre avec un peu de détails montrera que ma réponse est également chaleureuse : n'ayons pas peur, soyons prudents mais actifs, pour aller à la découverte des nouveaux "continents".
Hervé This est un service public ! Que serait ma retraite sans sa lecture. Pendant ma "vie active" j'avais ses livres et ses articles dans la revue. Maintenant c'est tous les jours que je le suis.
Merci Merci