Comment la gastronomie moléculaire est-elle née ?
Des étudiants me demandent d'expliquer comment est née la gastronomie moléculaire et physique.
Et c'est vrai que les faits commencent à devenir anciens, que l'on a tendance à ne pas les connaître ou à les oublier.
Mais, pour ce qui me concerne, je n'ai qu'à reprendre mes cahiers où je consigne tout, jour après jour.
C'est en janvier 1988 que j'ai reçu le numéro de téléphone de Nicholas Kurti, professeur de physique à Oxford, et je l'ai aussitôt appelé au téléphone. Il est venu me voir la semaine suivante, et nous sommes devenus amis devant une poule aux morilles et au vin jaune, chez Maître Paul, rue Racine, non loin de mon bureau.
Oui, nous sommes devenus amis, comme deux enfants jouant au même jeu. Et nous avons commencé à nous téléphoner quotidiennenet.
Puis, un jour de mars 1988, dans mon bureau de la rue Férou, près de la place Saint-Sulpice, à Paris, je lui ai proposé de créer une association qui regrouperait des gens tels que lui et moi, c'est-à-dire des personnes explorant les mécanismes des phénomènes culinaires.
Et Nicholas m'a répondu qu'il était trop tôt pour faire une association et que nous devrions commencer par un colloque que nous organiserions ensemble. J'ai cherché un nom et j'ai proposé "gastronomie moléculaire", mais Nicholas, qui était physicien, a proposé de modifier cela pour dire "gastronomie moléculaire et physique".
Pour moi, j'avais comme argument que le mot gastronomie signifie "connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit", et avec "gastronomie moléculaire", nous avions quelque chose qui ressemblait à la biologie moléculaire, alors encore jeune.
Mais bon, il fallait construire à deux, d'autant que la proposition de modification de Nicholas était justifiée, et judicieuce, et c'est ainsi que nous avons décidé d'organiser un colloque de "gastronomie moléculaire et physique".
Où ? Nicholas a proposé de faire cela au Centre scientifique Ettore Majorana, en Sicile, de sorte que nous avons appelé Antonio Zichichi, directeur du centre, et que celui-ci nous a dit que si nous arrivions à à constituer une liste de participants un peu "choisis", alors il accepterait que la rencontre se tienne chez lui, à Erice, en Sicile.
Et c'est ainsi que j'ai appelé Pierre-Gilles de Gennes, prix Nobel de physique que je connaissais bien, et que Pierre Gilles a accepté.
Nous avons donc rappelé Zichichi immédiatement et il a donc accepté que nous fassions cette première rencontre, qui s'est tenue en 1992 à Erice.
Depuis le début, il était clair que nous faisions une science nouvelle. Non pas nouvelle dans ses méthodes puisqu'il s'agissait de chimie et de physique mais plutôt par son objet puisque nous avions l'idée que les mécanismes des phénomènes culinaires avaient été extraordinairement négligés et que nous avions là la possibilité de découvrir des particularités du monde, de lever un coin du grand voile.
Pendant plusieurs années j'ai ainsi montré en conférence une image avec à gauche un champ déjà bien cultivé et à droite une forêt vierge : je prenais cela comme une métaphore de la découverte scientifique en disant que si l'on allait retourner le champ de gauche, la probabilité d'y trouver un trésor était faible puisque tout le monde était déjà passé par là ; en revanche, si nous explorions la forêt vierge, alors nous trouverions certainement quelque chose puisque personne n'avait encore cherché.
Le premier "workshop" de gastronomie moléculaire et physique s'est tenu en 1992, avec des gens du monde entier, et un nombre considérable de journalistes qui voulaient couvrir l'événement. Nous avions invité des cuisiniers, parce que nous voulions explorer de véritables phénomènes, attestés par des professionnels, et c'est la raison pour laquelle la presse a confondu la science et la cuisine.
Mais la gastronomie moléculaire et physique est une activité scientifique... et qui continue de se développer dans le monde entier.