Il y a des textes qu’il faut relire !

 

Alors que je range des articles, je retrouve une vieille photocopie de l'article intitulé Une science nouvelle, La chimie physique, par Pierre Duhem (extrait de la Revue philomathique de Bordeaux et du Sud-Ouest, 2e année, numéro 5, 1er mai, et numéro 6, 1er juin 1899 ; publié à Bordeaux imprimerie xxxx, 11 rue guiraude 1899)... et je vois que ce texte a peu vieilli, mais, surtout, qu'il laisse apparaître la superbe intelligence de Duhem, qui reste mieux connu internationalement que le Marcellin Berthelot que nous avons célébré excessivement et très localement (mais on lira surtout, à ce propos le Berthelot, autopsie d'un mythe, de Jean Jacques, ed. Belin).

Ici, je me propose de donner ce texte, assorti de commentaires, qui visent à mieux faire comprendre à mes amis l'enjeu de la question essentielle que traite Duhem.

I
« Vous voulez sans doute, me dira quelque lecteur, parler de deux vieilles sciences, la chimie et la physique ; deux sciences que les programmes officiels accouplent l'une à l'autre, comme ils accouplent l'histoire et la géographie, en vertu d'une sorte de prosodie c'est parce que de tels assemblage de mots plaisent à l'oreille ; deux sciences que la parcimonie des budgets confie au même professeur de lycée ou au même examinateur de baccalauréat ; mais deux sciences dont le disparate éclate d'autant mieux qu'on les rapproche davantage. »

Commençons en signalant que le texte fait une vingtaine de pages, avec une dizaine de sections. Ce n'est pas un article, ce n'est pas un livre ; un texte intermédiaire qui, comme souvent, trouvait difficilement sa place avant le numérique.

D'autre part, rien que ce début montre que Duhem avait le sens de la formule, maniait bien la rhétorique. Je n'irai pas dans l'analyse de ces qualités, mais je propose de bien les admirer.
En revanche, son analyse du regroupement est un peu injuste, même si ce qu'il souligne n'est pas faux (surtout la question économique) : c'est surtout la question intrinsèque qui m'intéresse, à savoir les relations -souvent mal comprises par les chimistes et par les physiciens- entre les deux disciplines. Ce sont deux "sciences de la nature", physis en grec, et la question de leurs méthodes, de leurs objets, de leurs objectifs... sera discutée plus loin.
Mais disons sans attendre que, sciences de la nature, leur objectif commun est la recherche des mécanismes des phénomènes par une méthode qui passe par : (1) identification d'un phénomène que l'on se propose d'explorer (le mot "phénomène" est discuté ailleurs, dans mes blogs) ; (2) caractérisation quantitative de ce phénomène ; (3) regroupement des données de mesure de (2) en équations, formules, modèles (ce que l'on nommait naguère des "lois") ; (4) regroupement des équations, formules, modèles, en "théories", par induction de nouveaux objets conceptuels ; (5) recherche de conclusions testables expérimentalement des théories ; (6) tests expérimentaux des prévisions théoriques ; et ainsi de suite à l'infini, puisque l'on espère que les tests expérimentaux auront réfuté les prévisions, et que l'on pourra avancer dans l'amélioration de théories toujours insuffisantes par nature ("un modèle réduit d'avion n'est pas un avion").

Cela vaut pour la physique, comme pour la chimie, mais avec des approches qui diffèrent... selon les scientifiques.

Tout traité de chimie débute en énumérant avec complaisance les marques qui distinguent les deux disciplines ; ne les énumérerait-il pas que le lecteur n'aurait point de peine à les découvrir.
En physique, que trouve-t-il ? Des grandeurs définies et mesurables ; des lois générales qui relient ces diverses grandeurs et qui ont la forme de théorèmes mathématiques ; des conséquences, déduites de ces lois par les méthodes de la géométrie ou de l'algèbre, et coulées, elles aussi, en cette forme précise et rigoureuse ; pour soumettre ces conséquences au contrôle de l'expérience, des appareils minutieux et compliqués dont le moindre organe est soumis à des épreuves multipliées ; des méthodes de mesure entourées de précautions raisonnées ; comme résultats de ces mesures, des nombres que des calculs laborieux discutent, corrigent et combinent.

C'est amusant que Duhem parte des traités de chimie pour y voir les différences de la chimie et de la physique, car pourquoi ne serait-il pas parti de la physique ? Les chimistes auraient-ils besoin de montrer que leur discipline ne se dissout pas dans l'autre ? La réponse est évidemment "oui", et le texte de Duhem tout entier explique pourquoi cela s'impose.
Cela étant, on aura raison de ne pas penser que ce que dit Duhem de la physique ne puisse se dire de la chimie, en tout cas aujourd'hui. Maison se référera à un autre de mes textes pour bien voir que la discussion n'est pas terminée, et qu'elle a bien peu de sens.

En chimie, que trouve-t-il ? Des énumérations de corps ; des descriptions de qualités, consistances, couleurs, éclats, odeurs, saveurs, en un language souvent étrange, parfois expressif, mais toujours peu soucieux de la précision géométrique ; des symboles moins algébriques qu'alchimiques ; pour produire ou détruire les corps, pour modifier les qualités, un arsenal de cornues, de ballons, de récipients, de fourneaux, de creusets, dont la simplicité n'exclut pas l'aspect quelque peu baroque et hermétique ;des méthodes ? non, mais plutôt des procédés ingénieux, tranchons le mot, des recettes.

Ici, il faut observer que les choses ont bien changé, et même seulement depuis que je faisais mes études de physico-chimie à l'Ecole supérieure de physique et de chimie de Paris (ESPCI).
A l'époque, la chimie était encore peu explicative, très énumérative, et la question de la réactivité se réglait "au lasso" : voyait-on un atome d'oxygène dans une molécule, et deux atomes d'hydrogènes dans l'autres molécules que l'on entourait le tout d'un trait, pour conclure qu'il aurait une condensation !
Tout a bien changé, parce que les chimistes ont su évoluer, et poursuivre leur exploration du monde moléculaire, chercher les mécanismes de phénomènes. Oui, la chimie a progressé de façon interne, sans avoir plus besoin des physiciens que les physiciens ou les biologistes n'ont eu besoin des physiciens. D'ailleurs, les sciences de la nature avancent d'un même pas, et l'opposition des disciplines est sans intérêt.
Cela dit, il est juste, et intéressant, de dire que les laboratoires de chimie restent pleins de verreries, comme le merveilleux Jean Jacques l'avait bien montré dans un article dans la Revue du Palais de la découverte. Mais il n'y a pas que cela ! A côté des ballons, béchers, creusets, burettes (devenus quantitatifs, de précision), il y a des spectromètres des nombreuses sortes : infrarouge, ultraviolet, de résonance magnétique nucléaire, et jusqu'à des synchrotrons !
Quant à la question des "recettes"... J'ai moi-même écrit des choses fausses à ce propos, en comparant la chimie et la cuisine. Oui, en cuisine, il y a des recettes, qui sont des protocoles, et en chimie aussi... mais aussi en physique : l'utilisation d'un appareil de mesure impose la mise en oeuvre d'un protocole.

Voulez-vous préparer de l'acide phosphoreux ? Ouvrez le Dictionnaire de Würtz et lisez : « On fait passer un courant de chlore sur une couche de phosphore, fondue sous l'eau et toujours maintenue en excès ; puis l'on évapore la solution pour chasser l'acide chlorhydrique formé ; l'évaporation doit être poussée jusqu'à ce qu'il commence à se dégager de l'hydrogène phosphoré. L'acide phosphoreux obtenu par ce procédé forme un liquide sirupeux qui se prend en une masse cristalline lorsque la concentration est suffisante. »

Ici, signalons d'abord que Charles Adolphe Würtz est un chimiste alsacien, qui fut à l'origine de la création de l'Institut national agronomique, en plus de mille belles découvertes.
Et son protocole est donné pour des raisons utilitaires, mais, pour qui sait lire derrière, il y a la compréhension des phénomènes. En tout cas, aujourd'hui, ce protocole serait clairement sous-tendu par des mécanismes réactionnels, des échanges d'électrons... et l'objectif, surtout, n'est pas la reproduction de ce protocole à des fins techniques (car la chimie est une science de la nature, pas une technique), mais bien plutôt la découverte d'objets moléculaires, supramoléculaires, ou des mécanismes de leurs transformations.

Voulez-vous faire de la confiture de groseille ? « Mettez, vous dit la Cuisinière bourgeoise, le jus sur le feu, avec demi-livre de sucre par demi-livre de jus; écumez et laissez bouillir environ une demi-heure; versez-en une cuillèrée et sur une assiette ; si elle fige, la cuisson est faite ; mettez en pot et laisser prendre en gelée. »

Notre Duhem se laisse à caricaturer la cuisine : s'il est vrai que la cuisine contient de tels protocoles, on ne doit pas oublier qu'elle a trois composantes, à savoir lien social, art et technique. Les protocoles ne donnent souvent que la composante technique, mais c'est tout le reste qui est essentiel, car le "bon", c'est le beau à manger !

Les deux traités ne procèdent-ils pas selon la même méthode ? Au lieu d'énumérer les marques, trop visibles, qui distinguent la chimie de la physique, ne serait-ce tâche délicate, et faite pour tenter un logicien subtil, de préciser l'exacte frontière de la chimie et de la cuisine ?

Et la réponse à la question est donc non ! D'ailleurs, la frontière est facile à donner : la cuisine produit des plats, tandis que la chimie produit des connaissance. Là, notre homme n'a pas été clairvoyant.

Ainsi, d'un côté une science rationnelle qui cherche à formuler en propositions mathématiques les lois du monde matériel, à condenser ces lois en un petit nombre de principes très généraux dont elles découlent toutes par voix de déduction logique : telle est la physique. De l'autre côté, une science descriptive, dont les classifications soulagent la mémoire et satisfont l'imagination, mais une science dédaigneuse du raisonnement déductif, et fière de l'intuition instinctive et féconde qui, chaque jour, conduit à la synthèse de quelque corps nouveau : telle est la chimie .
Est-il donc permis de fondre en une science unique deux disciplines aussi hétérogènes et de garder et de parler d'une chimie physique ?

Pour la chimie moderne, Duhem a tort, car si la physique est bien une "science rationnelle" (la terminologie a quelque chose de pléonastique), et si elle cherche bien à mettre en équations (plutôt que des "lois") des particularités du monde matériel, la chimie n'est pas une science descriptive. Certes, il y a de l'intérêt à bien connaître le monde, à savoir les assemblages d'atomes et leur réactivité, mais les classifications sont précisément l'homologue des "lois", à savoir la reconnaissance de "structures", abstraites, dont il faut chercher la "raison.
Et non, la chimie n'est pas dédaigneuse du raisonnement inductif, puisque précisément, sa méthode est celle qui est donnée précédemment !
Quant à la synthèse des corps nouveaux, elle n'est qu'un moyen, qu'un chemin vers l'objectif de la chimie.
Pour terminer, fondre les deux approches est sans intérêt : pour "lever un coin du grand voile", toutes les voies sont à emprunter.
Et nous arrivons finalement à cette "chimie physique" qu'évoque Duhem, qui fait l'objet de son texte. Sans anticiper, on observera qu'elle ne se confond pas avec la physico-chimie : la première a plutôt des objectifs intermédiaires et des méthodes de physiciens, et la seconde plutôt des objectifs et des méthodes de chimistes, mais l'objectif final est le même : lever un coin du grand voile, comprendre les mécanismes des phénomènes.

II
Cette profonde de divergence entre la méthode physique et la méthode chimique n'est point chose nouvelle ; aussi ancienne que ces méthodes mêmes, elle causait, dès le 17e siècle, de vifs débats entre physiciens et chimistes et, comme il arrive trop souvent entre adeptes de discipline rivales, les sarcasmes des chimistes envers les physiciens répondaient aux dédains des physiciens à l'égard des chimistes.

La divergence est chose du passé, mais il est vrai qu'il y eut des débats, et les sarcasmes ou dédains sont la marque d'esprits trop petits pour comprendre que nous avons besoin de toutes les énergies, de tous les enthousiasmes, pour progresser.

Epris de l'ordre et de la clarté que les géomètres mettent en leurs démonstrations, les physiciens, à l'exemple de Descartes, ne voulaient recevoir aucun principe qui ne fût également reçu en mathématiques ; ce qui rappelait les qualités et formes substantielles de l'Ecole péripatéticienne faisait horreur à ces esprits pour qui tout n'était que figure et mouvement ; nourris de "l'analyse des anciens et de l'algèbre des modernes", accoutumés à exprimer des idées claires dans le style du Discours de la méthode, il repoussaient avec un véritable dégoût l'empirisme grossier et le grimoire kabbalistique des « chymistes ».

Il y aurait lieu de faire une belle différence entre physique et mathématiques : la physique utilise des calculs, des équations (la chimie aussi), mais elle n'explore pas le monde des "nombres élargis aux structures" (je ne veux pas entrer dans la discussion de la nature des mathématiques).
Quant aux formes qualité et formes substantielles, on les trouve en physique, car, après tout, que dire de la "couleur" des quarks, ou la divergence d'un flux ?
L'attribution aux physiciens des "idées claires" est de parti pris : les chimistes, aussi, cherchent à avoir des idées claires ! Mais, en fin de paragraphe, Duhem parle de "chymistes", et, là, il a un peu raison ; expliquons.
La chimie est née entre la publication du premier tome de l'Encyclopédie et la publication du dernier. Elle est née de l'alchimie, dont s'est dégagée d'abord la "chymie", une activité débarrassée des idées ésotériques, une activité plus expérimentale, et elle est devenue la chimie avec Antoine Laurent de Lavoisier, qui utilisa notamment la balance, pour des études quantitatives, qui introduisit une nomenclature moderne, bref, qui fit de la chimie une science de la nature. Et si les grimoires de l'alchimie étaient effectivement kabbalistiques, les documents de la chymie avaient déjà évolué. Duhem ne bénéficiait pas des travaux des historiens des sciences, et, notamment, des historiens de l'alchimie ; pardonnons-lui cette petite confusion.

Les chimistes, à leur tour, accueillaient avec ironie ou avec pitié les tentatives des physiciens pour tirer le monde de l'étendue et du mouvement ; traitant de chimère les mécanismes qu'enfantaient leurs rivaux, ils prétendaient résoudre les corps en leurs principes non par la logique et par l'algèbre, mais par le feu, l'eau forte, l'esprit vitriolique, les menstrues, les procédés doux ou violent de la "Spargirique" . "Bien autrement noble s'écrie Beccher, le maître de Stahl, est la science spargirique ; prenant pour principe des vérités de fait et des expériences, elle pénètre les causes et les raisons solides des combinaisons et des composés ; elle découvre sans cesse de nouveaux produits de la nature ; de cette étude si pénétrante, si subtile, si curieuse, vous ne trouverez pas un mot dans tous les livres de philosophes ; ceux-ci se contentent d'idées, d'abstractions et de chimères; il se cramponnent à des mots, heureux d'ignorer combien ils sont ignorants ! »

Il y a une faute intellectuelle à généraliser, à considérer que tous les chimistes ont pensé comme un d'entre eux ! Lavoisier, par exemple, n'avait certainement pas les idées de Beccher, au point qu'il collabora avec Laplace pour explorer l'affinité !
D'autre part, je sais des chimistes assez intelligents pour n'avoir pas ironisé, pour ne pas avoir traité de chimère les tentatives de leurs collègues, etc.
Et ne nous étonnons pas que Beccher, qui engendra le fumeux Stahl (pas encore chimiste, mais déjà un peu chymiste) ait été si borné.

Dans l'Histoire de l'Académie royale des sciences pour l'année 1669, Fontenelle nous retrace le tableau, plus piquant qu'impartial, des différends qui s'élevaient, à cette époque, entre l'empirisme des chimistes et le rationalisme mécanique des physiciens : «... Monsieur du Clos, dit il, continua cette année l'examen qu'il avait commencé des Essais de chimie de Boyle... M. du Clos, grand chimiste, aussi bien que M. Boyle, mais ayant peut-être un tour d'esprit plus chimiste, ne trouvait pas qu'il fût nécessaire, ni même possible, de réduire cette science à des principes aussi clair que les figures et les mouvements, et il s'accommodait sans peine d'une certaine obscurité spécieuse qui s'y est assez établie. Par exemple, si du bois du Brésil, bouilli dans quelques lessives de sels sulphurés, produit une haute couleur pourprée, qui se perd et dégénère subitement en jaunâtre par le mélange de l'eau forte, de l'esprit de salpêtre ou de quelque autre liqueur minérale, M. du Clos attribuait ce beau rouge à l'exaltation des sels sulphuré, et M. Boyle au nouveau tissu des particules qui formaient la surface de la liqueur. »
« La chimie, par des opérations visibles, résout les corps en certains principes grossiers et palpables, sels, soufre, etc. Mais la physique, par des spéculations délicates, agit sur les principes comme la chimie agit sur les corps; elle les résout eux-mêmes en d'autres principes beaucoup plus simples, en petit corps mus et figurés d'une infinité de façon; voilà la principale différence de la physique et de la chimie. L'esprit de la chimie est plus confus, plus enveloppé; il ressemble plus aux mixtes, où les principes sont plus embarrassés les uns avec les autres; l'esprit de la physique est plus net, plus simple, plus dégagé, enfin il remonte jusqu'aux premières origines; l'autre ne va pas jusqu'au bout. »

Quel dommage que Duhem se soit laissé aller à de telles caricatures. Pourquoi, pour établir sa chimie physique, n'a-t-il pas eu recours à des citations de "savants" plus éclairés ?

Semblables persiflage n'était pas fait pour plaire aux chimistes, qui ne se faisaient faute d'y riposter ; les cours de chimie que Rouelle, célèbre par sa science et ses excentricités, donnait au Jardin du Roi, dégénéraient souvent en diatribes violentes contre les physiciens; et l'écrit de Fontenelle était déjà vieux de plus de quatre-vingts ans, qu'un des élèves préférés de Rouelle, Venel, ne pouvait se retenir d'y répondre vertement : « Les chimistes seraient fort médiocrement tentés de quelques-unes des prérogatives sur lesquelles est établie la prééminence qu'on accorde ici à la physique, par exemple de ces spéculations délicates par lesquelles elle résout les principes chimiques en petit corps mus et figurés d'une infinité de façons; parce qu'ils ne sont curieux ni de l'infini, ni des romans de physique; mais ils ne passeront pas condamnation sur cet esprit confus, enveloppé, moins net, moins simple que celui de la physique; ils conviendront encore moins que la physique aille moins loin que la chimie; il se flatteront, au contraire, que celle-ci pénètre jusqu'à l'intérieur de certains corps dont la physique ne connaît que la surface et la figure extérieure, quam et bones et asini discernunt, dit peu poliment Beccher dans sa Physique souterraine. »

Oui, Rouelle, mais qui était connu pour ses diatribes, précisément, et qui était connu ainsi même chez les chimistes.
Donc passons sur cette rhétorique. Elle donne des informations que certains lecteurs de Duhem n'ont pas, mais elle ne doit pas faire penser que la situation était générale.

Il ne pouvait être question, pour les chimistes, du sentiment de Rouelle et de Venel, de ramener les phénomènes chimiques à la figure et au mouvement, de rendre compte des réactions par des raisons mécaniques, de constituer une chimie physique : « Nous osons même, disait Venel, défier qu'on nous présente une explication d'un phénomène chimique fondée sur des lois méchaniques connues, dont nous ne démontrions le faux et le gratuit. »

Mais là, c'est l'école de Rouelle et de Venel ! Car à la même époque que Venel, il y a des Lavoisier, Berthollet, etc.

III
Le moment où Venel lance ce défi est aussi celui où des idées, qui doivent un jour conduire à un premier essai de mécanique chimique, commencent à pénétrer dans le domaine de la chimie et à y tracer leur voie.
À la fin de son Optique, Newton découvre à son lecteur, sous forme de questions, les aperçus que son génie n'avait pu amener à la parfaite clarté ; une de ces questions, la dernière, esquisse une doctrine dont le perfectionnement et l'achèvement furent, pendant cent cinquante ans, le principal objet de la physique théorique. La chute des corps graves sur la Terre, l'éternel voyage des planètes autour du Soleil, la marche excentrique des comètes, la révolution des satellites autour des astres auxquels ils font cortège, le flux et le reflux de l'Océan, étaient venus, au commandement du génie de Newton, se ranger en une majestueuse théorie; chacun de ces faits grandiose de fenêtre une conséquence logique est nécessaire de loi unique, la loi de la gravitation universelle; Ils étaient tous condensés en cette seule proposition : deux parties de matière s'attirent par une force proportionnelle au produit de leur masse et en raison inverse du carré de la distance qui les sépare.

Il faudrait ajouter que le grand Newton se piquait d'alchimie ! C'est-à-dire en réalité de chymie, et c'est un mauvais procès aux chimistes que de les accuser de collectionner des papillons. Mais avant de trouver des régularités, ne faut-il pas commencer par connaître les objets ? Ce chemin de la chimie est encore celui de la biologie ; il fut celui de l'astronomie, et il reste celui de la physique des particules subatomiques.

Cette force est-elle la seule qui sollicite les diverses parties de la matière ? Exerce-t-elle pas l'une sur l'autre d'autres actions attractives ou répulsives, si faibles, lorsque les parties qu'elle sollicitent sont écartées par une distance notable, qu'elles s'évanouissent pour ainsi dire et laissent tout pouvoir à l'attraction universelle ; mais si fortes, lorsque ces parties se rapprochent jusqu'au contact, que l'attraction universelle, à son tour, ne produit plus que des effets négligeables ? Ces forces, attractives ou répulsives, n'expliquent-elles pas la dureté des solides, l'ascension des liquides dans les espaces très étroits, la forme arrondie des gouttelettes de mercure, la force expansive des gaz, la brisure du rayon lumineux qui passe d'un milieu dans un autre ? N'expliquent-elles pas également les réactions chimiques ? Leurs diverses intensités ne rendent-elles pas compte de l'ordre selon lequel les métaux se déplacent les uns les autres au sein des divers menstrues ? C'est en ces ternes que Newton, après avoir, au 17e siècle finissant, donné la Mécanique céleste, traçait, au 18e siècle naissant, le plan d'une Mécanique physique et chimique.

Duhem était de ceux dont la culture scientifique permettait des interprétations historiques utiles: il avait lu les textes des bons auteurs, et il les comprenait. Dans ce texte, on le voit toutefois bien physicien, plus que chimiste.

Recueillie seulement par quelques fidèles disciples de Newton, l'hypothèse des actions moléculaires demeura longtemps humble et presque ignorée ; pour attirer à son endroit l'attention des savants, il fallut qu'une ardente dispute touchant la nature de ces actions éclatât à l'Académie des sciences entre Cleraut et Buffon: Buffon triompha pompeusement de Clairaut, mais Clairaut avait raison contre Buffon ; les idées que Clairaut avait soutenues et que Buffon avait pensé réfuter furent reprises et précisées par le P. Boskowich, en une puissante doctrine, synthèse de la mécanique de Newton et de la métaphysique de Leibniz : en l'œuvre de Laplace, elle trouvèrent leur plein épanouissement.

Je ne suis pas certain d'adhérer aux idées de ce paragraphe. Car les hypothèses ne sont que... des hypothèses. Et les sciences de la nature veulent mieux.
C'est ainsi que, en chimie, l'école française fut longtemps réticente vis-à-vis de l'atomisme, disant explicitement qu'elle voulait éviter des hypothèses. Cela fit prendre à la chimie français du retard, notamment par rapport à l'Allemagne, mais peut-être parce que quelques mandarins (Berthelot, par exemple), eurent une influence néfaste.

Ce qui frappe et étonne tout d'abord, dans l' œuvre de Laplace, c'est la puissance et l'ampleur des développements donnés par son génie à la doctrine de l'attraction universelle : l'éternel titre de gloire de ce géomètre est d'avoir écrit le Traité de mécanique céleste et l'Exposition du système du monde ; et cependant, si quelque catastrophe anéantissait jusqu'à la dernière ligne ces écrits d'astronomie et d'algèbre, pour de laisser subsister que ses mémoires de physicien, Laplace passerait encore à bon droit pour l'un des plus puissants esprits qui aient tenté de comprendre la nature.
L'oeuvre physique de Laplace, repose, en entier, sur l'hypothèse des forces moléculaires ; c'est à ces forces qu'il demande la raison de la réfraction, simple ou double, des rayons lumineux poids ; c'est à l'aide de ces forces qu'il construit sa théorie de l'action capillaire, chef-d'œuvre qui eût suffit à la gloire de son auteur; par ces forces, il explique l'échauffement ou le refroidissement qui accompagnent la compression ou la détente d'un gaz, et prépare la voie à Sadi Carnot et à Robert Mayer.
À de pareils exemples joignant le précepte, Laplace proclame que les actions moléculaires rendront compte, dans les moindres détails, de tous les phénomènes terrestres comme l'attraction universelle rend compte de tous les mouvements terrestres ; il annonce l'avènement de la mécanique physique, sœur de la mécanique céleste.
Autour de Laplace, prête à recueillir ces enseignements et à poursuivre son œuvre, se presse une pléiade de physiciens géomètres ; à aucune époque, peut-être, la science ne vit une telle réunion de génies animés d'une même aspirations, entraînés d'un même élan vers un même but. Pendant que Fourier asservit à la géométrie les lois de la propagation de la chaleur, les seules qui ne dépendent pas de la mécanique, Poisson, Navier et Cauchy, en appliquant aux forces moléculaires les méthodes dont Laplace leur a enseigné l'emploi, édifient la théorie de l'élasticité des corps ; tandis que Poisson en tire les équations qui règlent les vibrations des corps sonores de diverse nature, Cauchy y rattache les découvertes optiques de Fresnel ; les expériences de Coulomb ont vérifié que les attractions et les répulsions électriques et magnétiques sont soumises à des lois semblables de tout point à la loi de l'attraction universelle ; sur cette base, à l'aide des instruments forgés par Laplace, Poisson construit la théorie mathématique de l'électricité statique et du magnétisme ; bientôt, Ampère y joint la théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques et, après avoir exploité avec une ardeur inouie la mine précieuse ouverte par ces deux génies, le 19e siècle s'apprête à léguer au 20e siècle le filon qu'ils ont découvert et que son âpre activité n'a pu épuiser.
Une confiance superbe anime ces hommes qui, de la petite question posée par Newton, ont fait jaillir, à l'aide de l'analyse mathématique, le système de philosophie naturelle le plus vaste, le mieux ordonnée et, en même temps, le plus minutieux et le plus précis que l'intelligence humaine ait jamais connu ; dans l'orgueil du triomphe, à la gloire de la méthode qui les a conduits, ils entonnent un choeur enthousiaste et, parmi les ample variations de ce choeur, se développe ce thème : Ac Gloriatur géometria quod tam paucis principiis aliunde petitis tam multa praestet.

Tout cela est bien joli, mais on ne voit guère tous les progrès de la chimie, dans le même temps. Et il y en eut de considérables, tant la question était difficile.

IV

La réponse donnée par le 18e siècle à la question de Newton n'eût pas été pleinement satisfaisante, si, à côté de la mécanique physique, n'avait germé et crû une mécanique chimique, fille de la même idée.
En face des chimistes purs, descendants et héritiers des alchimistes, disciples de Beccher et de Stahl, en face de l'Ecole de Rouelle, grandissait une autre Ecole qui, fidèle aux traditions de Boyle et de Lemery, prétendait introduire en chimie le langage clair et les raisonnements exacts dont se servaient les géomètres, dont se piquaient les physiciens ; à la tête de cette école se trouve et Macquer, dont le Dictionnaire de chimie était un modèle de style sobre et précis, et Guyton de Morveau, qui préludait aux recherches d'où devait naître la nouvelle nomenclature chimique; grande fut la vogue de cette école chimique auprès de savant qui pensaient, avec l'abbé de Condillac, qu'une science est une langue bien faite, qui écrivaient comme d'Alembert et Lagrange, et qui devait médiocrement goûter les barbarisme de Beccher ou le style de Stahl, étrange mixture d'allemand et de latin. « J'ose dire, écrivait Buffon, que M. Macquer et M. de Morveau sont les premiers de nos chimiste qui aient commencé à parler français. Cette science va donc naître, puisque on commence à la parler. »

Ah, voilà qui est mieux, mais de Morveau était-il vraiment à la tête de l'école de Lavoisier ? Et pourquoi ce dernier n'est-il pas convoqué maintenant, puisque c'est surtout lui qui lutta contre Stahl ? Lui qui cita explicitement Condillac dans l'introduction de son Traité élémentaire de chimie ? Lui, qui collabora avec Laplace ?
Le texte de Duhem est étrange, donc.

Or, les maîtres de cette nouvelle école professaient que la chimie doit être traité par la méthode dont use la physique ; que les réactions chimiques sont réductibles, en dernière analyse, à des effets de mécanique ; qu'elles trouvent leurs explications dans ces forces d'affinité qui agissent, suivant Newton, entre les parties très rapprochées des corps. « La doctrine des attractions est la véritable clef des phénomènes les plus occultes de la chymie. » disait Macquer ; Guyton de Morveau faisait sienne cette pensée et, par le calcul et l'expérience, cherchait à développer les vues de Buffon touchant la nature de l'affinité ; Bergman suivait son sentiment.
L'emploi de ces considérations mécaniques, en une science dont les données expérimentales étaient encore vagues et mal assurées, n'était point toujours heureux ; les tables d'affinité imaginé par Geoffroy, retouchées par de Machy, par Gellert, par Bergmann, ne parvenaient point à s'accorder avec les faits ; les chimistes de l'Ecole empirique, les élèves de Rouelle, triomphaient de ses contradictions dont ils accablaient « les chymistes théoriciens, les systématiques, les raisonneurs, les faiseurs de tables » ; avec Monnet, ils déclaraient que " le système des affinités est une belle chimère plus propre abuser nos chymistes scolastiques qu'à avancer cette science ». « Ces auteurs de chymie, disait également Monnet, doivent craindre la postérité. Si jamais ils y parviennent, il ne restera deux que des faits. Nos neveux mépriseront le reste ; parce que la chymie n'est qu'une collection de faits, la plupart sans liaison entre eux ou indépendants les uns des autres".

Oui, il y eut de terribles débats à propos des affinités, et il y eut ceux qui pensaient qu'il fallait d'abord explorer le monde avant d'en chercher la structuration. Mais ce que l'on dit en ces termes est manichéiste, car l'ambition de tous était de progresser ; simplement, la question était celle du rythme, et l'on a mille fois vu dans l'histoire de la chimie des impatients contre des patients.

Malgré ces contradictions ardentes, la victoire allait passer à la méthode que Macquer nommait « notre « chimie physique moderne » ; elle lui fut assurée par Lavoisier.
Lavoisier été doué d'une extrême prudence et d'un sens critique très aigu, qui font de ces travaux des modèles de méthode expérimentale ; aussi ne s'aventure-t-il pas à chercher dans le système des affinités l'explication mécanique des phénomènes qu'il analyse avec tant de sûreté de sagacité. Il n'en considère pas moins que « la partie de la chimie la plus susceptible de devenir un jour une science exacte est celle qui traite des affinités chimiques ou attractions électives ». Il déclare que "la science des affinités est à la chimie ordinaire ce que la géométrie transcendante est à la géométrie élémentaire ». D'ailleurs, il appartient pleinement à l'école des chimistes-physiciens ; il lui appartient par son souci constant de clarté et de rigueur logique ; il lui appartient parce qu'avec les instruments du physicien, la balance, le thermomètre, le calorimètre, étrangers jusque-là au laboratoire du chimiste, il introduit dans les expériences de chimie une précision dont elles n'avaient guère souci ; il lui appartient parce que les derniers tenants de la doctrine du phlogistique, les plus irréductibles adversaires de la théorie nouvelle de la combustion, sont précisément les empiristes, les opposant acharnés à la doctrine des affinités ; il lui appartient, enfin, parce que ses premiers partisans, parce que ses collaborateurs sont précisément ceux qui développent et perfectionnent le système de l'attraction moléculaire, Guyton de Morveau, Fourcroy, Berthollet, Monge et surtout Laplace. « L'habitude de vivre ensemble, de nous communiquer nos idées, nos observations, notre manière de voir, écrit Lavoisier au sujet de ces physiciens, a établi entre nous une sorte de communauté d'opinions dans laquelle il nous est souvent difficile à nous-même de distinguer ce qui nous appartient plus particulièrement."

Ah, voilà enfin notre Lavoisier, certes réduit à la partie qui intéresse Duhem, mais quand même. Et oui, la précision de Lavoisier, sa méthode, en font non pas un physicien, mais un scientifique moderne, au sens de la méthode scientifique que j'ai précédemment décrite.
Surtout, il y aurait lieu de considérer ici qu'il n'est pas nécessaire de calculer quand... il n'est pas nécessaire de calculer : voir de l'eau de chaux qui se trouble, c'était déjà être sur la piste du dioxyde de carbone, et c'était une première étape. Bien sûr, après coup, on peut décider de peser un précipité de carbonate de calcium, mais on n'aurait pas pu le faire avant. Duhem rend peu justice aux défrichages qui ont conduit à la possibilité de fonder une science moderne. Que l'on se souvienne que, pour les anciens chimistes, l'idée de molécule n'existait pas, que les divers gaz, même, n'étaient pas distingués ! Comment aurait-on pu faire quoi que ce soit de quantitatif ?
Allons, eins noo m' andra, dit-on en alsacien ; une chose après l'autre.

Suit une longue et passionnante discussion, pour laquelle l'exégèse serait trop technique pour le cadre présent, puis un appel à l'Etat, pour qu'il développe la chimie physique dans les universités.
Mais on voit bien qu'il s'agit de chimie physique, qui tend du côté de l'école de Laplace. Un travail essentiel, et pas exclusif d'une approche plus chimique, qui ne se résout pas à gommer les particularités des corps, des substances, tant ces dernières sont passionnantes dans leur diversité.
Et, d'ailleurs, pourquoi se priver d'une possibilité de découverte ? Duhem était un bon avocat, mais un avocat partial, et pas consensuel. Ce fut d'ailleurs une des raisons de son éloignement de Paris, et même.
Finalement, ce qui me gêne dans ce texte merveilleux, c'est d'abord que c'est une histoire à l'emporte-pièce, partisane. Amusant, mais pas forcément juste, au sens de "justice". Surtout, cette belle synthèse est une somme d'affirmations non établies. Par là, je ne veux pas dire que Duhem n'ait pas bien étudié les textes anciens, mais il y a manifestement trop d'éléments pour que cela se règle en quatre coups de cuillère à pot. Et puis, c'est un mauvais exemple donné, car il n'y a pas de références.

Pendant longtemps, j'ai un peu hésité à ce propos, parce que je trouvais que les références encombraient la lecture (et je continue de le penser). Mais il y a tant de façons de donner des références, d'un point de vue graphique, tout d'abord, mais aussi littéraire!

Surtout avec un auteur aussi péremptoire, on voudrait savoir d'où il tire son "autorité", son aplomb... et cela d'autant plus qu'il a de l'autorité, de l'aplomb, une remarque que je me fais à moi-même (sans me comparer à Duhem, bien sûr).
J'ai beau avoir la plus grande admiration pour Duhem, je sais aussi que même lui était faillible et j'aurais bien aimé avoir un peu plus que ces déclarations très péremptoires.

D'autre part, dans cette historiographie, il y a donc des courants qui sont dégagés, mais ces courants sont d'une belle utilité... mais j'ai toujours du mal, malgré la fascination que la synthèse exerce évidemment, en ce qu'elle montre un esprit capable d'embrasser de grandes catégories, à y croire.

Car, chimiste, je sais que le monde est fait de mille détails variés, et que précisément, la méthode des physiciens a ses limites en ce que, s'élevant aux catégories abstraites, elle manque précisément les détails sur lesquels les synthèses se heurtent.

Pour conclure, je vois dans toute cette discussion la vieille opposition de Platon et d'Aristote. Chimiste, je ne m'étonne pas d'être du côté de ce dernier : il y a du fantasme -malgré l'utilité- dans la constitution de catégories nécessairement hétérogènes, et je rappelle à mes amis tentés par l'exercice qu'une seule exception suffit à abattre une loi générale.
Or l'exception est la règle dans ce monde si l'on peut dire.

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