Le professionnalisme, ce n’est pas de l’amateurisme, et la science, notamment la gastronomie moléculaire, ce n’est pas de la cuisine !
Ce matin, je reçoit le message suivant :
Nous voudrions faire une étude sur du ragoût de poulet. Pour le préparer nous avions comme idée de faire notre propre bouillon, plutôt de volaille, assez simple et neutre en goût pour que ça nous serve de base. On pourrait ensuite ajouter des arômes (thym, sauge, sarriette par exemple) et/ou des légumes (oignons, carottes...) pour complexifier ce bouillon et s'en servir pour cuire des cuisses de poulet.
La base pour faire un bouillon me semble être de traiter thermiquement une carcasse de poulet dans un grand volume d'eau. Mais peut être avez-vous en tête un protocole de cuisson plus précis (combien d'eau de cuisson, quelle température de l'eau de cuisson au début, jusqu'à quelle température chauffer cette eau une fois la carcasse mise à l'eau, retirer l'écume tous les combien de temps etc...) ?
Sinon il y a cette recette du grand chef xxxxxx, qui me semble bien et que je peux simplifier ?
Et yyyyy avait fait du bouillon mais avec du blanc de poulet, le goût était-il très différent qu'un bouillon classique fait avec une carcasse ?
Ici, je propose une analyse critique pour montrer :
- que le travail scientifique doit être rigoureux
- que l'on ne peut pas / doit pas répondre à une question sans l'avoir interprétée
- que "en toutes choses il faut considérer la fin" (de quoi s'agit-il ?)
- que l'amateurisme ne fait pas grand chose de bon, sauf passer du temps aux amateurs
- que le "métier" est quelque chose qui s'apprend, en y passant du temps, en se posant des questions, et certainement pas en claquant des doigts ou en poussant la poussière sous le tapis
- qu'il y a des "roues dans les roues".
Allons-y lentement, en considérant les phrases une par une, avant de faire une synthèse.
Nous voudrions faire une étude sur du ragoût de poulet.
Bon, pourquoi pas... mais sait-on bien ce qu'est un ragoût ? Interrogé, mon interlocuteur évoque des cuisses de poulet... mais pourquoi des cuisses ? Apparemment, "pour lui", le ragoût de poulet se fait avec des cuisses... mais d'où tient-il cette information ?
Moi, devant lui, je commence par me demander ce qu'est un ragoût... puisque mes questions montrent qu'il ne le sait pas. Comment faire ? Il y a lieu de mettre en oeuvre une méthode de recherche bibliographique. Bien sûr, le mot "ragoût" est dans le dictionnaire, mais que vaut ce dernier pour un terme technique ? La préparation du Glossaire des métiers du goût a largement montré les insuffisances des dictionnaires même les plus officiels.
Un manuel de cuisine ? Au fond, même s'ils sont mis en oeuvre dans l'Education nationale, ils sont très personnels, et ne font pas l'objet d'une "évaluation par les pairs" comme nos articles scientifiques, et, en quelque sorte, quelle que soit leur valeur (il y en a d'excellents, bien sur), ils n'ont pas de "légitimité".
Alors ? Alors j'ai renvoyé mon interlocuteur vers le Glossaire des métiers du goût, qui a l'intérêt de citer ses sources, et voici le texte publié à propos des "ragoûts".
Il y a des mots dont nous croyons connaître le sens. Ces mots très couramment utilisés, au point qu’on n’y fait plus attention. Tiens, « ragoût » : de quoi s’agit-il vraiment ? Le mot est ancien, puisqu’on le trouve dès 1623, moins pour désigner une préparation culinaire particulière que pour dire que c’est bon. A l’époque, c’est un assaisonnement, ou une sauce excitant l'appétit » (SOREL, Hist. comique de Francion, XII, p. 112 ds QUEM. DDL t. 6). D’ailleurs, à la même époque, ou plus exactement six ans plus tard, on nomme ragoût « ce qui excite le désir, ce qui flatte » (GUEZ DE BALZAC, Lettres, VII, XXII ds Œuvres, éd. 1665, t. 1, p. 293). Et c’est seulement en 1665 que l’on désigne ainsi un mets, surtout de viande, préparé en sauce avec différentes épices » (BOILEAU, Satires, éd. A. Cahen, III, 50, p. 49).
Cela, c’est ce que nous disent les étymologistes. Mais… et les cuisiniers ? En 1643, l’auteur qui ne signe que de ses initiales LSR donne une recette de langue de mouton « en ragoust » :
Mettés les en casserolle avec bon boüillon, quelques bardes de petit lard, coulez par dessous peu de beure frais, ou moëlle hachée menu, sel, espices, fines herbes, trois ou quatre tranches de citron pelé, remués le tout de temps en temps, & fort doucement, afin de ne rien rompre, jettés dedans une poignée de chapeleure bien passée, beatilles, & autres petits assaisonnemens faits exprés pour achever leur cuisson & leur liaison ».
On voit ici que la viande est cuite dans un liquide qui a beaucoup de goût, et qui est agrémenté de nombreux éléments : la chapelure, d’abord, liera la sauce ; les « béatilles » sont des tas de petits agréments (champignons, ris de veau, etc.) que j’ai décrits dans un autre billet ; le citron donne certainement un peu de vigueur à la sauce, en même temps qu’il signe la richesse de ceux qui produisent cette cuisine.
Puis, pour des pigeons, l’auteur donne une recette un peu différente :
« Farinés les pour les passer à la poële avec le beure, l'huile, ou le saindoux, le lard même, & de la graisse d'oison si on en avoit en quantité, choisissés celles de toutes ces manieres que vous aurés plus à propos devant vous pour n’en point differer l'execution, quand ils auront pris couleur, vous les empoterés avec de bon bouillon, petit lard, fines herbes: une heure après ou environ qui est le temps au plus qu'il faut pour leur parfaite cuisson, vous y verserés quelques cuillerées de vos jus, & de vos coulis, beatilles, & autres garnitures, pour le tout incorporé ensemble achever la bonté de ce ragoust ».
Là, on singe avant de cuire dans un liquide, mais il y a encore la cuisson dans un liquide (du bouillon) et l’adonction d’éléments qui donnent du goût.
Allons, encore une du même auteur, pour confirmer notre idée du mot, mais, cette fois, je transcris en français moderne :
Fricandeaux de veau en ragoût. On les peut accommoder de deux manières, la première est quand ils seront retirés de la friture, farinés seulement, de les mettre en casserole avec un peu de bouillon, moelle, petit lard, fines herbes, sel, épices, & les laisser mitonner environ un demi quart d'heure en y ajoutant quelques champignons assaisonnés, ou de leur jus, béatilles & liaisons pour leur donner la dernière délicatesse, sans oublier le jus d'un citron par dessus en servant, & la garniture comme aux précédents.
La seconde est de les blanchir deux ou trois bouillons, & les ayant essuyés les passer à la poêle avec beurre & lard fondu à demi roux, avec sel & épices, persil & ciboulettes hachées menus ; après une douzaine de tours, vous les mettrez en casserole ou terrine avec les mêmes assaisonnements que dessus, & surtout de vos jus & coulis pour donner une bonne & suffisante liaison, si vous n'y mettez point de champignons joignez y sur la fin un filet de vinaigre & de verjus ensemble, câpres & culs d'artichauts seulement bien passez, & le tout bien réduit & consommés ; servez fort chaudement, & garni.
Là, l’auteur confirme que le singeage n’est pas un élément obligatoire des ragoûts ; en revanche, on voit aussi que la viande est cuite par avance, avant l’ajout du liquide et des éléments qui donnent du goût. Un point important apparaît : le liquide de cuisson doit être finalement « consommé », à savoir réduit.
Quittons LSR pour Pierre François La Varenne, qui, en 1651, donne un « agneau en ragoût » : cette fois, la pièce d’agneau est rôtie avant d’être cuite avec un peu de bouillon, vinaigre, sel, poivre, clou de giroble, bouquet, un peu de farine, de l’oignon émincé, des câpres, champignons, de l’écorce de citron ou d'orange. Rien de nouveau donc.
Trois ans après Nicolas de Bonnefons évoque un « service » qui « sera composé de toutes sortes de ragoûts comme les fricassées, les courts-bouillons, les venaisons rôties &, en pâte, les pâtés en croûte feuilletée, les tourtes d’entrée, les jambons, langues, andouilles, saucisses & boudins, melons & fruits d’entrée selon la saison, avec quelques petits ragoûts & salades dans le milieu sur les salières & porte-assiettes ».
Cette fois, on voit bien que le ragoût n’est pas une préparation précise, mais seulement une préparation qui a du goût.
François Massialot, lui, donne de nouvelles indications quand il dit que « les poissons peuvent être servis en ragoût ou en casserole ». Par exemple, pour des « barbottes en ragoût », la recette indique de nettoyer les poissons, de les fariner, de les frire, puis de le mettre avec beurre noisette, farine, anchois, sel, muscade, ciboule, câpres, et jus d'orange ou verjus. Et pour les barbottes en casserole, on les fait sauter avec du beurre, puis on les met avec beurre, farine roussie et vin blanc, sel,poivre, muscade, un bouquet de fines herbes, et un morceau de citron vert. » Pas clair !
Si Carême ne parle de ragoût que par les « cuillers à ragoût », son élève Urbain Dubois donne de nouvelles indications, en 1868, quand il évoque « un ragoût de grosses pattes d'écrevisse à la béchamel » : c’est donc le nom pour une cuisson dont on ne précise pas le type, sachant que ce n’est toutefois pas un rôtissage ou une grillade. Il y faut un liquide. La preuve en est donnée en plusieurs endroits, mais notamment dans une longe de veau à la crème : elle est rôtie, puis débridée, escalopée ; puis vient cette phrase : « placez ces escalopes dans un sautoir, mêlez-les avec à peu près leur même volume de champignons coupés en lames; liez le ragoût à point avec une bonne sauce à la crème. Enlevez une forte entaille sur le filet supérieur de la longe, en formant une espèce de caisse carrée, emplissez le vide de cette caisse avec le ragoût préparé ; coupez en tranches minces la partie enlevée, reformez-la aussi bien que possible, en dressant les tranches sur le ragoût ; glacez la longe, entourez-la avec 2 litres de petits pois cuits à l'anglaise, mêlés avec un gros morceau de beurre ; envoyez à part une sauce béchamel, succulente mais légère. » C’est clair : le ragoût est le produit fait de la viande et de sa sauce. D’ailleurs, il y revient dans une recette de pain de merlan, où il propose d’emplir un puits qu’il a fait dans le pain « avec un ragoût, composé d'huîtres et de champignons émincés ».
Nous terminerons cet examen des ragoûts en 1905, avec le Dictionnaire universel de cuisine de Joseph Favre : « Qu'ils appartiennent aux animaux de boucherie, à la volaille, ou au gibier, les ragoûts ont toujours une sauce pour base, brune ou blanche, et se servent seuls ou comme garniture d'autres mets.
Procédé culinaire. — Mettre dans une casserole y sur un feu vif, une quantité suffisante de beurre ou de graisse; quand elle est chaude, mettre les morceaux de mouton ; les retourner et leur laisser prendre une belle couleur dorée. Décanter la graisse dans un bol.
Pour un kilo de mouton, ajouter deux cuillerées de farine de gruau, une pincée de sucre en poudre pour faciliter la coloration de la farine; remuer encore un instant jusqu'à ce que la farine ait pris une couleur dorée; mouiller largement avec de l'eau, de façon à surpasser tous les morceaux; ajouter une quantité suffisante de sel et soumettre à l'ébullition en plein feu, en remuant; écumer, ajouter poivre blanc du moulin, un bouquet garni, deux oignons moyens dont un piqué de deux clous, trois gousses d'ail et deux décilitres de bon vin blanc sec, si on en a à sa disposition. Faire cuire à ébullition lente pendant une heure et demie. »
Cette fois, le sens de « préparation qui a du goût » est oublié, et le ragoût est fixé à une préparation qui contient un élément cuit dans un liquide qui a du goût.
Ouf, on voit qu'il y avait lieu de fixer des idées, et que le choix des cuisses de poulet pour un ragoût de poulet n'a aucune base culinaire en tout cas. Conservons donc une viande mijotée dans de l'eau avec légumes et aromates.
Pour le préparer nous avions comme idée de faire notre propre bouillon, plutôt de volaille, assez simple et neutre en goût pour que ça nous serve de base.
Faire un bouillon qui sera utilisé comme liquide de mouillement : pourquoi pas... mais pourquoi ? Au fond, avant de nous lancer dans la confection d'un ragoût qui servira à des expériences scientifiques, n'est-il pas indispensable de nous demander ce que nous voulons faire de ce ragoût ?
Oui, pour de la cuisine, un bouillon ou une sauce ont plus d'intérêt que de l'eau... mais la science n'est pas la cuisine ! Et le ragoût expérimental aura une fonction : laquelle ?
C'est là que nous retrouvons notre bon La Fontaine : en toutes choses, il faut considérer la fin. Et, après une longue discussion, je peux maintenant dire que le bouillon aurait été une erreur méthodologique.
On pourrait ensuite ajouter des arômes (thym, sauge, sarriette par exemple) et/ou des légumes (oignons, carottes...) pour complexifier ce bouillon et s'en servir pour cuire des cuisses de poulet.
Ici, j'ai dépisté une autre erreur, parce que je sais que le mot "arôme" est piégé. Et j'ai bien fait de me méfier, parce que mon interlocuteur confondait goût, odeur, saveur, et même cette "flaveur" dont je ne sais toujours pas le sens.
Bref, il voulait en réalité parler de composés odorants, et non pas d'arômes (les odeurs des aromates). D'ailleurs, il confondait les composés odorants ("arômes", selon lui), avec les aromates (thym, etc.). D'où l'importance des mots ! D'où mon insistance pour que les étudiants soient (souvent) terminologiquement plus précis qu'ils ne sont.
D'ailleurs "complexifier" un bouillon ?
La base pour faire un bouillon me semble être de traiter thermiquement une carcasse de poulet dans un grand volume d'eau.
Et d'où cela sort-il ? Là, interrogé, mon interlocuteur a eu ce "pour moi" qui dit tout ! Il ne s'agit pas de savoir ce qu'il pense être un bouillon, ou comment préparer un bouillon, mais je l'interrogeais pour savoir s'il avait cherché ce qu'est un bouillon. Et, comme pour le ragoût, j'ai dépisté une insuffisante recherche préparatoire.
Cela dit, ce bouillon (inutile, on l'a vu), se fait effectivement en chauffant de la viande dans de l'eau. De la viande... mais une carcasse ? Cela fait un bien pauvre bouillon ! Sauf peut-être si on l'a fait brunir par avance, mais cela n'était pas évoqué.
Et puis "grand volume d'eau" : le mot "grand" est un adjectif, ce qui est prohibé en science, et doit être remplacé par la réponse à la question "combien ?". Oui, combien : un litre, dix litres ? Là, les livres de cuisine ont des prescriptions... toutes différentes. Laquelle choisir et pourquoi ? Avec ces questions, on commence à être sur la bonne piste, celle d'expériences répétables, reproductibles, précises, fiables... et pas de la "cuisine", pour laquelle le critère est le goût, l'émotion, le sentiment.
Mais peut être avez-vous en tête un protocole de cuisson plus précis (combien d'eau de cuisson, quelle température de l'eau de cuisson au début, jusqu'à quelle température chauffer cette eau une fois la carcasse mise à l'eau, retirer l'écume tous les combien de temps etc...) ?
Là, oui, pas de doute : j'ai des protocoles précis, jusqu'au moindre détail. D'autant que je propose de ne pas utiliser de bouillon. Ca simplifie les choses, non ?
Sinon il y a cette recette du grand chef xxxxxx, qui me semble bien et que je peux simplifier ?
Hélas, mon interlocuteur qui veut faire des sciences se rallie à des cuisiniers, qui n'ont en réalité aucune légitimité technique, d'autant que, si ce sont de bons artistes, ils sont dans l'invention, la créativité.
Et yyyyy avait fait du bouillon mais avec du blanc de poulet, le goût était-il très différent qu'un bouillon classique fait avec une carcasse ?
Hélas, notre ami confond un bouillon avec une solution aqueuse obtenue par traitement thermique de tissus animaux en phase aqueuse. Et yyyyy avait fait une étude scientifique ; pas de la cuisine !
Maintenant, la synthèse
Ayant analysé la question, ayant montré combien on part de loin, imaginons mieux. Il s'agit d'obtenir une "viande cuite avec une sauce" pour une expérience que je ne peux expliciter ici. Mais cette expérience devra être répétée, puisqu'il s'agit de science. Il faut donc choisir des critères qui permettent la répétition, ce qui impose notamment que l'on prépare trois "ragoûts". Pour qu'ils soient comparables, il faut donc faire qu'ils soient comparables. Or les "viandes" sont bien différentes : il faudra donc utiliser la même viande divisée en trois, et, mieux, en trois morceaux homogènes, avec la même quantité de graisse, la même position sur la carcasse, etc.
Pour la "sauce", de même. Et puis, il ne s'agira pas de faire la cuisine, mais de préparer des échantillons avec de l'eau distillée, en quantité pesée, dans un matériel inerte (Pyrex), avec tout bien préparé : les temps, les températures, les masses, tout !
C'est ainsi, et ainsi seulement, que l'on pourra obtenir des mesures qu'il faudra ensuite comparer, tester statistiquement. D'ailleurs, il serait bon que notre interlocuteur anticipe les possibilités de variations, pour savoir si son expérience a des chances de pouvoir donner des résultats.
Bref, la science n'est pas de la cuisine ! Ce n'est pas un vague travail que l'on fait mollement, avec des "sentiments", de vagues idées. Il faut de la méthode, une méthode extraordinairement serrée, sous peine de ne produire que des résultats minables : "données mal acquises ne profitent à personne".