Une question politique : ne pas se tromper de combat
Je comprends maintenant que j'ai très largement sous-estimé la nécessité de la formation scientifique par l'Éducation nationale, et l'impérieuse obligation que nous avons à aller dans les écoles, les collèges, les lycées, pour y expliquer ce que sont les sciences de la nature, les technologies, et les rapports de tout cela avec les techniques.
Et pas avec des discours abstraits, compliqués, mais avec des discours simples, des exemples.
Personnellement, j'ai eu cette chance inouïe de naître dans une famille où il y avait des livres, où l'on s'interrogeait sur les mots, et j'ai reçu à l'âge de 6 ans une boîte de chimie qui a déclenché tout le reste : elle m'a conduit d'abord au Palais de la Découverte toutes les semaines, elle m'a conduit à faire des expériences de chimie, de physique, de biologie à la maison, elle m'a conduit dans les classes de préparation aux concours des écoles d'ingénieurs et elle m'a conduit en réalité à ma carrière scientifique de chimiste.
Bien sûr, j'ai largement donné en termes de transmission, prenant sur mon temps de recherche scientifique non seulement par des cours que j'ai donnés personnellement et que je donne encore notamment à des étudiants de Licence ou de Master, non seulement en acceptant de nombreux stagiaires au laboratoires, mais, surtout, en composant des programmes pour l'Education nationale par exemple, et aussi pour des institutions d'enseignement privées.
J'ai fait cela en prenant sur mon temps, pour des raisons politiques, (non pas électoralistes mais politiques au sens de l'engagement dans la cité), et j'avais évidemment en vue des publics qui n'ont pas de connaissances scientifiques a priori. Mais j'avais oublié ou sous-estimé le fait que certains enfants naissent dans des familles l'idée même de science est absente, où les discussions terminologiques à propos de différences entre techniques, technologies, sciences sont complètement hors sujet, en ce sens qu'aucun de ces trois champs n'est vraiment identifié clairement en pratique, puisque les sciences de la nature ne sont pas dans le paysage.
Oui, je ne dois pas oublier qu'il y a des familles où l'idée de molécule, d'atome, n'existe pas ; des familles où les notions de vitesse, d'accélération, d'énergie, etc. sont des plus floues, réduits quasiment à des mots vagues, et en tout cas pas définies quantitativement. Des familles les enfants ne sont pas éduqués et a fortiori pas instruits, des familles où la pensée magique demeure, parce qu'elle n'a pas été éradiquée plus tôt chez les parents et qu'elle ne peut l'être sans aide extérieure chez les enfants...
Bien sûr, la revue Pour la Science est essentielle, merveilleuse, captivantes, mais elle ne peut pallier les insuffisances des médias populaires, qui ne mettent pas assez les plus jeunes sur la voie d'idées rationnelles.
Et oui, nous devons profiter de chaque moment pour nous adresser non pas aux quelques personnes instruites des quartiers riches de Paris (c'est une façon de parler), mais à tous ces enfants pour lesquels le mot "science" (au sens des sciences de la nature) est étranger.
Il y a beaucoup à faire : je me souviens, il y a quelques années, avoir pris un taxi et, passant devant une Grandes Ecole parisienne, avoir signalé au chauffeur qu'il s'y trouvait un lauréat du prix Nobel : "Un quoi ?" Pour le chauffeur, cette idée d'un lauréat du prix Nobel n'existait simplement pas. Tout comme n'existait évidemment pas les travaux dudit scientifique ! Ce n'est pas une critique que je fais à ce chauffeur mais une observation que je tends à moi-même et à mes collègues : nous avons l'obligation de nous adresser à de telles personnes si nous voulons que nos communautés vivent de façon plus harmonieuse en prenant des décisions plus rationnelles.
Oui il nous faut descendre dans la rue, et pas ces rues bleues ou vertes du Monopoly, mais les rues les plus populaires, pour combattre absolument la pensée magique dont s'emparent les idéologues et les charlatans.
Plus positivement, si nous voulons mériter l'honneur et le privilège de faire de la recherche scientifique, nous devons parler à tous ceux qui subventionnent nos travaux.
N'est-ce pas ?